Belle du Seigneur
Albert COHEN

Grand prix du roman de l'Académie Française en 1968

Mon avis


Bon...
Wouaw...
Belle du seigneur. Un classique certes, mais un livre moderne. Que de vérité encore plus vraie dans notre société actuelle.
L'amour, cette farce.
Est-ce un palliatif pour combattre l'idée de la mort ou de la solitude ?
J'ai relevé beaucoup de passages dont un qui fait plus de 40 pages. Ce fut long mais ces 40 pages en particulier sont celles qui représentent le mieux l'idée de l'amour qui n'est rien d'autre que de l'attirance, de l'attraction. Ces phénomènes ne peuvent perdurer selon l'auteur.
Nous sommes des bêtes qui nous prenons pour des hommes.
Je ne sais pas quoi penser de ce livre si ce n’est qu’il ne laisse pas de doute sur l’issue de l’amour. C’est selon moi un livre à éviter pour ceux qui préfèrent se laisser guider par leur sensations, qu’elles soient erronées ou pas.
Pour ma part, le choc ne fut pas, car j’adhérais déjà à la pensée de l’auteur avant de le lire. Il l’a juste retranscrit comme je n’aurais jamais pu le me faire à moi-même.
Aujourd’hui, j’ai les mots lorsque le jour viendra de l’exprimer.
J’espère ne jamais trouver quelqu’un qui m’écoute…

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Extraits

Depuis, bien que je n'aie en somme pas vraiment perdu la foi, j'ai gardé une horreur des cantiques, surtout de celui qui commence par Au pays de la gloires éternelle. Cafard lorsque j'entends à l'église ces gens assemblés qui le chantent avec une fausse joie, avec une exaltation maladive et qui se persuadent qu'ils seront ravis de mourir alors qu'ils appellent le médecin au moindre bobo.


En ce soir du Ritz, soir de destin, elle m'est apparue, noble parmi les ignobles apparue, redoutable de beauté, elle et moi et nul autre en la cohue des réussisseurs et des avides d'importances, mes pareils d'autrefois, nous deux seuls exilés, elle seule comme moi, et comme moi triste et méprisante et ne parlant à personne, seule amie d'elle-même, et au premier battement de ses paupières je l'ai connue. C'était elle, l'inattendue et l'attendue, aussitôt élue en ce soir de destin, élue au premier battement de ses longs cils recourbés. Elle, c'est vous.
[...]
Les autres mettent des semaines et des mois pour arriver à aimer, et à aimer peu, et il leur faut des entretiens et des goûts communs et des cristallisations. Moi, ce fut le temps d'un battement de paupières. Dites-moi fou, mais croyez-moi. Un battement de ses paupières, et elle me regarda sans me voir, et ce fut la gloire et le printemps et le soleil et la mer tiède et sa transparence près du rivage et ma jeunesse revenue, et le monde était né, et je sus que personne avant elle...


Elle s'est approchée de la glace du petit salon, car elle à la manie des glaces comme moi, manie des tristes et des solitaires, et alors, seule et ne se sachant pas vu, elle s'est approchée de la glace et elle a baissé ses lèvres sur la glace. Notre premier baiser, mon amour.


Et oui, il était le mari d'une belle femme, il avait le droit de la toucher partout, la poitrine, le bas du dos, comme il voulait, quand il voulait. Une belle femme rien que pour lui. Vraiment, ça avait du bon, le mariage.


oh que le regard chien quand il commence à être chien quand il me regarde sérieux soucieux chien myope avec des intentions enfin quand il veut se servir de moi affreux ce qui est drôle c'est qu'il éternue quand sa lui vient quand il va faire le chien ça ne manque jamais il éternue deux fois atchoum atchoum et alors je me dis ça y est c'est le chien je n'y coupe pas il va faire sa gymnastique sur moi et en même temps j'ai envie de rire quand il éternue et en même temps angoisse parce que ça va venir il va monter sur moi une bête dessus une bête dessous [...]
Et lui se doutant de rien. Et moi trop pitié pour lui dire assez filez ça dure ça dure sur moi déshonoré et enfin ça y est c'est l'épilepsie la drôle d'épilepsie du monsieur qui s'occupe des territoires sous mandat et il pousse des cris de cannibale sur moi parce que c'est la fin et que le ça a l'air de lui plaire beaucoup et puis il tombe près de moi tout essoufflé c'est fini jusqu'à la prochaine fois non pas finie d'ailleurs parce que alors il se colle contre moi tout collant poisseux et il me dit des tendresses écoeurantes.


Étendu auprès d'elle et calmer, il lui disait des mots tendres, faisait de noble commentaire et elle se retenait de lancer des ruades. Non, non, c'était trop, c'était trop de faire l'idéaliste et le sentimental maintenant qu'il s'était servi d'elle, c'était trop de la payer en parole politique et en sentiment élevé après l'avoir associée à cette bestialité. Ne pouvait-il pas cuver son viol en silence.
[...]
Maintenant le Monsieur chien ne halète plus, il est en train de sécher. Un étranger à côté de moi, nu et poisseux, un étranger qui me tutoie et que je dois tutoyer.


Mois, ce qu'il me faut, c'est une existence mouvementée, avec discussion et stratagème ! Enfin, un peu de vie avant beaucoup de mort !


Être un grand homme n'est rien si on ne peut le paraître.


Il était en effet passé maître dans l'art de ne rien dire. Atteint de circonspection pathologique, ce fonctionnaire était capable d'aligner des douzaines de phrases paraissant pourvues de signification mais qui, relues attentivement, n'en avaient aucune et ne pouvaient donc engager sa responsabilité c'était le talent de cet imbécile de savoir ne rien dire en plusieurs pages.


Donc plus de femmes, je n'en veux plus ! Et puis, il y a l'obligation de rester étendu auprès d'elle après ce que Michael appelle la chose habituelle, et alors elles roucoulent avec sentiments et elles te caressent l'épaule, elles font toujours cela après, c'est leur manie, et elles attendent le sucre de récompense et que tu leur dises des joliesses reconnaissantes et comme quoi ce fut divin. Vraiment, elles pourraient me laisser cuver ma honte en paix. Donc plus de femmes ! Me faire arracher toutes mes dents, et elles ne voudront plus de moi, et bon débarras !


À propos, dans votre roman n'oubliez pas le mépris d'avance de Don Juan. Comme je vous l'ai dit, ce mépris, c'est parce qu'il sait que s'il le veut, dans trois jours au même dans trois heures, cette fierté sociale, si digne en son fauteuil, il sait que s'il le veut elle roucoulera de certaine idiote façon et prendra dans le lit diverses positions peu compatible avec sa dignité actuelle. Affaire de stratégie. Alors, d'avance il ne la respecte pas énormément, et il trouve comique qu'elle fasse tant la convenable en son fauteuil, comique qu'elle s'offusque de sa robe de chambre. Comique puisqu'il sait que s'il s'en donne la peine, elle fera bientôt les habituels sauts de carpe, allaitante et animale servante de nuit, nue et sursautant sous lui pauvre Juan, parfois doucement gémissante est parfois fortement remuante est toujours les yeux blancs de Sainte extasiée.


...ne pas devenir pauvre avec une âme de pauvre. La misère avilit. Le pauvre devient laid et prend l'autobus, se lave moins, sent la transpiration, compte ses sous, perd sa seigneurie et ne peut plus sincèrement mépriser. On ne méprise bien peu ce que l'on possède et domine. gœthe méprisait mieux que Rousseau.


Ils sont allés dans un petit salon, loin des autres, pour causer, c'est-à-dire pour commencer ce qui finit toujours dans un lit.


"Expliquez bien aussi pourquoi cette rage de séduire chez Don Juan. Car en réalité, il est chaste et il apprécie peu les ébats de lit, les trouve monotones et rudimentaires, est somme toute comiques. Mais ils sont indispensables pour qu'elles l'aiment. Ainsi sont-elles. Elles y tiennent. Or, il a besoin d'être aimé. Primo, divertissement pour oublier la mort et que nulle vie après, que nul dieu, nul espoir, nul sens, rien que le silence d'un univers sans raison. Bref, par l'amour d'une femme, vous s'embrouiller et recouvrir l'angoisse de. Secundo, recherche d'un réconfort. Par l'adoration qu'elles lui vouent, elles le consolent d'être dépourvu de semblables. Telle est la grandeur dont la suivante et dame d'honneur a nom Solitude. Tertio, elles le consolent aussi de n'etre par roi, car il est fait pour être roi, de naissance et sans y prendre peine. Roi il ne peut, chef politique il ne daigne. Car pour être choisi par la masse, il faut être semblable à elle, un ordinaire. Il régnera donc sur les femmes, sa nation, et il les choisira nobles et pures. Car quel plaisir d'asservir une impure ? D'ailleurs, les nobles et pures sont meilleures servantes de lit. Antipathique, est-elle en train de penser, et c'est bon signe.
"Mais le plus important mobile de cette rage, c'est l'espoir d'un échec et qu'une enfin lui résistera. Hélas, jamais d'échec. Assoiffé de Dieu, chacune de ses mélancoliques victoires lui confirme, hélas, le peu d'existence de Dieu. Toutes ces nobles et pures qui, l'une après l'autre, tombent si vite en position horizontale, hier visages de madone est aujourd'hui furieusement langueuses et languières, lui sont la preuve sans cesse renouvelée qu'il n'est pas d'absolue vertu et que, par conséquent et une fois de plus, ce dieu qu'il espère ne veut pas être, et qui puis-je ?


« Honte de devoir leur amour à ma beauté, mon écoeurante beauté qui fait battre les paupières des chéries, ma méprisable beauté dont elles me cassent les oreilles depuis mes seize ans. Elles seront bien attrapées lorsque je serai vieux et la goutte au nez ou, mieux encore, sous la terre en compagnie de ses racines et de ses silencieux vermisseaux ondulants, tout vert et desséché dans ma caisse disjointe, et elles me trouveront moins succulent alors, les bien fait pour elles, et je m'en régale déjà. Ma beauté, c'est-à-dire une certaine longueur de viande, un certain poids de viande, et des osselets de bouche au complet, trente-deux, vous pourrez contrôler tout à l'heure avec un petit miroir comme chez le dentiste, à toutes fins et garanties utiles, avant le départ ivre vers la mer.
« Cette longueur, ce poids et ces osselets, si je les ai, elle sera un ange, une moniale d'amour, une sainte. Mais si je ne les ai pas, malheur à moi ! Serais-je un génie de bonté et d'intelligence et l'adorerais-je, si je ne peux lui offrir que cent cinquante centimètres de viande, son âme immortelle ne marchera pas, et jamais elle ne m'aimera de toute son âme immortelle, jamais elle ne sera pour moi un ange, une héroïne prête à tous les sacrifices.
« Voyez les annonces matrimoniales l'importance que ces jeunes idéalistes accordent aux centimètres du monsieur qu'elles cherchent. Eh là ! Crient ces annonces, il nous faut 170 cm de viande au moins et qu'elle soit bronzée ! Et si le malheureux ne peut proposer qu'une petite longueur, elles crachent dessus. Donc, si ne mesurant par hypothèse que ces malheureux 150 centimètres, j'essaie tout de même de lui dire mon amour le plus vrai, elle sera une pécore sans coeur, et elle toisera ma brièveté avec un air dégoûté !
« Oui, madame, 35 cm de viande de moins et elle ce fiche de mon âme et elle ne se mettra jamais devant ma poitrine pour me protéger des balles d'un gangster. Idem si, étant le génie susdit, je suis démuni de petits os dans la bouche ! Ces dames éprises de spiritualité tiennent aux petits os ! Elles raffolent de réalités invisibles, mais les petits bouts d'os, elles les exigent visibles ! S'écria-t-il joyeusement, une tristesse dans les yeux.
« Et il leur faut beaucoup ! En tout cas, les coupeurs de devant doivent être au complet ! Si de ceux-la il en manque deux ou trois, ces Angéliques ne peuvent goûter mes qualités morales et leur âme ne marche pas ! Deux ou trois petits os de quelques millimètres moins et je suis fichu, et je reste tout seul et sans amour ! Et si j'ose lui parler d'amour elle me le lancera un verre à la figure dans l'espoir de m'éborgner ! Comment, me dira-t-elle, tu n'as pas de petits bouts d'os dans la bouche et tu as l'audace de m'aimer ? Hors d'ici, misérable, et reçois en outre ce coup de pied au derrière ! Donc ne pas être bon, ne pas être intelligent -- un ersatz suffit -- mais peser le nombre nécessaire de kilos et être muni de petits broyeurs et trancheurs !
« Alors, je vous le demande, quelle importance accordée à un sentiment qui dépend d'une demi-douzaine d'osselets dont les plus longs mesurent à peine de centimètres ? Quoi, je blasphème ? Juliette aurait-elle aimé Roméo si Roméo quatre incisives manquantes, un grand trou noir au milieu ? Non ! Et pourtant il aurait eu exactement la même âme, les mêmes qualités morales ! Alors pourquoi me serinent-elles que ce qui importe c'est l'âme et les qualités morales ?
« Que je suis innocent de tellement insister ! Elles savent fort bien tout cela. Tout ce qu'elles veulent, c'est qu'on n'en parle pas clairement, et qu'on fasse de faux monnayage, et qu'on dise des mots de grande distinction, mes ennemis personnels, et qu'au lieu de 180 cm et osselets on dise noble prestance et sourire séduisant ! Donc qu'on se taise et qu'on ne me méprise plus par ici et qu'on ne chuchote plus que je suis ignoble et matérialiste ! Le plus ignoble ici n'est pas celui qu'on pense !
« Et rien ne leur échappe, a ces mignonnes ! À la première rencontre, tout en te parlant des Fiorreti de saint François d'Assise, elles te détaillent et te jugent. Sans en avoir air, elles ont tout repéré, y compris le nombre et la qualité des petits os de la bouche, et s'il t'en manque un ou deux tu es perdu ! Perdu, mon ami ! Par contre, si tu es dégustable, du premier coup d'oeil elles savent que tu as les yeux marron mais un peu verts avec quelques points d'or, ce dont tu ne t'es jamais douté. Des regardeuses. De premier ordre.
« Et ce n'est pas tout, elles ne se contentent pas d'une inspection du visage ! Il leur faut du tout compris ! À cette première rencontre, de leur regard Angélique et bleu elles t'ont déshabillé sans que tu t'en doutes et sans qu'elles s'en doutent elles-mêmes, car elles ne s'avouent pas leurs regardages. Ce déshabillage instantané, elles y ont toute recours, même les vierges. De leur coup d'oeil de spécialistes, elles savent tout de suite comment tu es viandeusement sous les vêtements, si suffisamment de muscles, si poitrine large, si ventre plat, si hanches étroites et si pas de graisse. Car si tu es grassouillet, même à peine, tu es perdu ! Deux ou trois innocentes petites livres de graisse de trop sur le ventre, et tu n'es pas intéressant et elles ne veulent pas de toi !
« De plus, tenaces petits juges d'instruction et ne voulant donner leur foi qu'à bon escient, elles s'arrangent au cours d'une conversation distinguée, pleine de nature de petits oiseaux, pour t'interroger sans en avoir l'air et savoir si tu es apte aux forts remuements du corps, et te faire dire si tu aimes la vie au grand air, les sports. Ainsi la femelle du petit insecte en petit empis ne lui donne sa foi que si il fait preuve de sportivité ! Il faut que le pauvre bougre se débrouille pour porter sur son dos un petit ballon de je ne sais quoi trois fois plus gros que lui ! Authentique ! Et si elles apprennent que tu fais du cheval ou de l'alpinisme ou du ski nautique, c'est une garantie, et elles te savourent, heureuses de l'assurance que tu es bon pour le combat et l'engendrement. Mais naturellement, étant d'âme élevée, parce que de bonne bourgeoisie elles se gardent de penser bassement. Elles recouvrent avec des mots nobles, et au lieu de ventre plat et bon engendreur elles disent que tu as du charme. La noblesse est affaire de vocabulaire.
« Affreux. Car cette beauté qu'elles veulent toutes, paupières battantes, cette beauté virile qui est haute taille, muscles dures et dents mordeuses, cette beauté qu'est-elle sinon témoignage de jeunesse et de santé, c'est-à-dire de force physique, c'est-à-dire de ce pouvoir de combattre et de nuire qui en est la preuve, et dont le comble, la sanction et l'ultime secrète racine est le pouvoir de tuer, l'antipathique pouvoir de l'âge de pierre, et c'est le pouvoir que cherche l'inconscient des délicieuses, croyantes et spiritualistes. D'où leur passion pour les officiers de carrière. Bref, pour qu'elles tombent en amour il faut qu'elles me sentent tueur virtuel, capable de les protéger. Quoi ? Parlez, je vous y autorise.
- pourquoi n'allez-vous pas dire votre amour à une vieille bossue ?
- Haha, elle fait l'intelligente ! Pourquoi ? Parce que je suis un affreux male ! Que les velus soient carnivores, j'accepte ! Mais elles, elles en qui je crois, elles, mes pures, je n'accepte pas ! Elles, avec leurs regards, leurs nobles gestes, leurs pudeurs, elles, découvrir sans cesse qu'elles exigent de la beauté pour me donner leur amour, seul sentiment divin sur cette terre, c'est ma torture et j'en crève ! Je n'arrive pas à accepter parce que je n'arrive pas à ne pas les respecter ! Ainsi suis-je, éternellement fils de la femme. Et j'ai honte pour elles lorsqu'elles me regardent et me mesurent me soupèsent et que des yeux, oui, des yeux, elles flairent ma carapace et ces arrangements, honte lorsque je vois leurs regards soudain intéressés et sérieux, respectueux de ma viande, honte pour elles lorsque je les surprends charmées par mon sourire, ce petit morceau déjà visible de mon squelette.
« D'ailleurs, admirer la beauté féminine, passe encore puisqu'elle est promesse de douceur, de sensibilité, de maternité. Toutes ces gentilles qui raffolent de soigner et qui courent, le feu aux jupes, être infirmières pendant les guerres, c'est touchant, et j'ai le droit moral d'aimer cette sorte de viande-la. Mais elles, cet attrait horrible qu'elles ont pour la beauté masculine qui est annonce de force physique, de courage, d'agressivité, bref de vertus animales ! Donc elles sont impardonnables !
« Oui, je sais, pitoyable séduction. Absurdes, mes développement sur la convenance physique et le pouvoir de tuer, et ce n'est pas fini, alors qu'il serait tellement peu malin de te parler de Bach et de Dieu et de te demander chastement si vous voulez me donner votre amitié. Qui sait, je me dirais alors noblement oui, les yeux baissés, et qui entrerait purement dans la ratière dont le fond est toujours une chambre à coucher. Mais je ne peux pas, je ne peux plus séduire comme elles veulent, je ne veux plus de ce déshonneur !"
Il s'assit, toussa une fois pour être regardé par elle, mais ne releva pas la tête, ce qui le vexa. Il sifflota, se demanda si ses anathèmes contre les femmes adoratrices de la gorillerie ne provenaient pas d'une rage de savoir que ces effrontées pouvaient être attirées par d'autres que lui. Oui, en somme, il était jaloux de toutes les femmes. Il haussa les épaules, dénoua sa cravate de commandeur, s'en amusa mélancoliquement, haussa les sourcils pour prendre le ciel à témoin de cette méchante qui faisait exprès de ne pas le regarder. Pour se consoler, il souleva le couvercle d'une boîte, mais à peine, juste ce qu'il fallait pour que deux doigts pussent pénétrer. Entrée clandestine du sultan dans le harem, pensa-t-elle. Les yeux ailleurs, il prit une cigarette au hasard, et elle pensa que le sultan désignait la favorite de la nuit, mais à l'aveuglette pour le plaisir de la surprise. Il frotta une allumette, oublia de l'approcher, se brûla le doigt, jeta l'allumette avec dégoût, puis la cigarette. Elle réprima un rire nerveux. Renvoi de la favorite, pensa-t-elle.
- Honte aussi de devoir son futur amour aussi à ma méprisable haute situation, acquise par la ruse et l'impitoyable écrasement. Ancien ministre, sous bouffon général, commandeur de je ne sais plus quoi, oui, je sais de quoi, c'est pour la beauté de la chose. Un peu comédien, sourit-il gentiment. Oui, me voilà, Solal quatorzième des Solal, encanaillé sous-secrétaire général de la société des nations, un lamentable important de la ruche bourdonnante et sans miel, ruche des faux bourdons, sous faux bourdon général, sous mouche générale du coche vide. oh, dites, que fais-je au milieu de ces mannequins politiques, ministres et ambassadeurs, tous sans âme, tous imbéciles et rusés, tous dynamiques et stériles, bouchons de Liège au fil du fleuve et s'en croyant suivis, tous parloteurs et cordiaux dans les couloirs et les salles des pas perdus, tapoteurs d'épaules et encercleurs du dos du cher ami détesté, tous occupés à s'entre-nuire et à se faire valoir afin de monter sur l'échelle des importances pour en dégringoler bientôt, précipités dans un grand trou en terre, enfin silencieux dans leurs caisses de bois, tous s'agitant et gravement discutant du protocole de Locarno et du pacte Kellogg, tous prenant au sérieux ces éphémères sottises, prenant au sérieux leurs grandes affaires politiques, sordides intrigues familiales et villageoises mesquineries, trouvées considérables par ses crétins qui se prennent eux-mêmes au sérieux, le regard important, les mains dans les poches, la rosette à la boutonnière et le mouchoir blanc dans la pochette du veston. Et tous les jours je joue la farce, moi aussi, je débite de catégoriques niaiseries, les mains dans les poches, moi aussi, et l'oeil politique et international. Je méprise cette foire mais je dissimule mon mépris car j'ai vendu mon âme pour un appartement au Ritz et des chemises de soie et une Rolls et trois bains par jour, et mon désespoir. Assez. »
[...]
- dites, tous ces futurs cadavres dans les rues, sur les trottoirs, si pressés, si occupés et qui ne savent pas que la terre où ils seront enfouis existe, les attend. Futurs cadavres, ils plaisantent ou s'indignent ou se vantent. Rieuses condamnées à mort, toutes ces femmes qui exhibent leurs mamelles autant qu'elles peuvent, les portent en avant, sottement fières de leurs gourdes laitières. Futurs cadavres et pourtant méchants en leur cours temps de vie, et ils aiment écrire mort aux juifs sur les murs. Allez à travers le monde et parler aux hommes? Les convaincre d'avoir pitié les uns des autres, les bourrer de leur mort prochaine? Rien à faire, ils aiment être méchants. La malédiction des canines. Depuis deux mille ans, des haines, des médisances, des cabales, des intrigues, des guerres. Quelles armes auront-ils inventé dans trente ans? Ces singes savants finiront par s'entretuer tous et l'espèce humaine mourra de méchanceté. Donc se consoler par l'amour d'une femme. Mais se faire aimer est si facile, si déshonorant. Toujours la même vieille stratégie et les mêmes misérables causes, la viande et le social.
« le social, oui. Bien sûr, elle est trop noble pour être snob, et elle croit n'attacher aucune importance à ma sous bouffonnerie générale. Mais son inconscient et follement snob, comme tous les inconscients, tous adorateurs de la force. En silence, elle proteste, me trouve d'esprit bas. Elle est tellement persuadée que ce qui compte pour elle c'est la culture, la distinction, la délicatesse des sentiments, l'honnêteté, la loyauté, la générosité, l'amour de la nature, et caetera. Mais, idiote, ne vois-tu pas que toutes ces noblesses sont signe de l'appartenance à la classe des puissants, et que c'est la raison profonde, secrète, inconnue de toi, pour quoi tu y attaches un tel prix. C'est cette appartenance qui en réalité fait le charme du type aux yeux de la mignonne. Bien sûr, elle ne me croit pas, elle ne me croira jamais.
« Des réflexions sur Bach ou sur Kafka sont mots de passe indicateurs de cette appartenance. D'où les conversations élevées des débuts d'un amour. Il a dit qu'il aime Kafka. Alors, l'idiote est ravie. Elle croit que c'est parce qu'il est bien intellectuellement. En réalité, c'est parce qu'il est bien socialement. Parler de Kafka, de Proust ou de Bach, c'est du même genre que les bonnes manières à table, que couper le pain avec la main et non avec le couteau, que manger la bouche close. Honnêteté, loyauté, générosité, à mort de la nature sont aussi signes d'appartenance sociale. Les privilégiées ont du fric : pourquoi ne seraient-ils pas honnêtes ou généreux ? Ils sont protégés du berceau à la tombe, la société leur est douce : pourquoi seraient-ils dissimulés ou menteurs ? Quant à l'amour de la nature, il n'abonde pas dans les bidonvilles. Il y faut des rentes. Et la distinction, qu'est-ce, sinon les manières et le vocabulaire en usage dans la classe des puissants. Si je dis un tel et sa dame, je suis vulgaire. Cette expression, distinguée il y a quelques siècles, n'est devenue ordinaire que depuis que le prolétariat s'en est emparé. Mais si l'usage de la bonne société était de dire un tel et sa dame, vous me trouveriez affreux de dire un tel et sa femme. Tout cela, honnêteté, loyauté, générosité, amour de la nature, distinction, toutes ces joliesses sont preuves d'appartenance à la classe dirigeante, et c'est pourquoi vous y attachez une telle importance, prétendument morale. Preuve de votre adoration de la force !
« Oui, de la force, car par leur richesse, leurs alliances, leurs amitiés et leurs relations, les importants sociaux ont le pouvoir de nuire. De quoi je conclus que votre respect de la culture, apanage de la caste des puissants, n'est en fin de compte, et au plus profond, que respect du pouvoir de tuer, respect secret, inconnu de vous-même. Bien sûr, vous souriez. Ils souriront tous et ils hausseront les épaules. Ma vérité est désobligeante.
« Universelle adoration de la force. ô les subalternes épanouis sous le soleil du chef ô leurs regards aimants vers leur puissant, ô leurs sourires toujours prêts, et s'il fait une crétine plaisanterie le choeur de leurs rires sincères. Sincères, oui, c'est ce qui est terrible. Car sous l'amour intéressé de votre mari pour moi, il y a un amour vrai, désintéressé, l'abject amour de la puissance, l'adoration du pouvoir de nuire. ô son perpétuel sourire charmé, son amoureuse attention, la courbe déférente de son postérieur pendant que je parlais. Ainsi, dès que le grand babouin adulte entre dans la cage, ainsi les babouins males mais adolescents et de petite taille se mettent à quatre pattes, en féminine posture d'accueil et de réception, en amoureuse posture de vassalité, en sexuel hommage au pouvoir de nuire et de tuer, dès que le grand redoutable babouin entre dans la cage. Lisez les livres sur les singes et vous verrez que je dis vrai.
« Babouinerie partout. babouinerie et adoration animale de la force, le respect pour la gent militaire, détentrice du pouvoir de tuer. Babouinerie, l'émoi de respect lorsque les gros tank défilent. Babouinerie, les cris d'enthousiasme pour le boxeur qui va vaincre, babouinerie, les encouragements du public. Vas-y, endors-le ! Et lorsqu'il a mis knock-out l'autre, ils sont fiers de le toucher, de lui taper sur le dos. C'était du sport, ça ! Crient-ils. Babouinerie, l'enthousiasme pour les coureurs cyclistes. Babouinerie, la conversion du méchant que Jack London à rossé et qui, d'avoir été rossé, en oublie sa haine et adore désormais son vainqueur.
« Babouinerie, partout. Babouines, les foules passionnées de servitude, frémissantes foules en orgasme d'amour lorsque paraît le dictateur au menton carré, dépositaire du pouvoir de tuer. Babouines, les mains tendues pour toucher la main du chef et s'en sanctifier. Babouins les attachés de cabinet sages et religieux, pour debout derrière leur ministre qui va signer le traité, et ils s'empressent avec le buvard, honorés de saintement sécher la signature, ô les dévoués petits babouins ! Babouins, les sourires attendris des ministres et des ambassadeurs entourant la reine qui embrasse la petite fille au bouquet. Babouin, le sourire de Benedetti, l'autre jour à la sixième commission, pendant que le vieux Cheyne lisait son discours. Sur le gras visage de ce salaud, un sourire que l'émoi de respect rendait bon, virginal, délicat. Mais ce sourire signifiait aussi qu'il s'aimait en son amour pour le grand patron, car de cette adorable Importance qui discourait, il se sentait participer.
« Babouins, les crétins reçus par le dictateur italien et qui viennent ensuite me vanter le sourire séduisant de cette brute, un sourire si bon au fond, disent-ils tous, ô leur ravissement femelle devant le fort. Babouins, ces autres qui s'extasient devant quelques petite bonté de Napoléon, de ce Napoléon qui disait qu'est-ce que 500 000 morts pour moi ? Ils ont tous un faible pour le fort, et la moindre douceur des durs leur est exquise, les ensorcelle. Au théâtre, ils s'attendrissent devant le vieux colonel sévère qui a une bienveillance inattendue. Esclaves ! Mais un homme tout bon est toujours trouvé un peu nigaud. Au théâtre, le méchant n'est jamais ridicule, mais un homme bon l'est souvent, fait souvent rire. D'ailleurs, il y a du mépris dans les mots brave homme ou bonhomme. Et une domestique, ne l'appelle-t-on pas une bonne ?
« Babouines adoratrices de la force, les jeunes Américaines qui ont pris d'assaut le compartiment du prince de Galles, qui ont caressé les coussins sur lesquels il a posé son postérieur, et qui lui ont offert un pyjama donc chacune à cousu un point. Authentique. Babouine, la rafale d'hilarité qui a secoué l'autre jour l'assemblée à une plaisanterie du premier ministre anglais, et le président a manqué s'étrangler. Niaise, cet plaisanterie, mais plus le plaisantant est important et plus on savoure, les rires n'étant alors qu'approbation de la puissance.
« Babouineries et adoration de la force, le snobisme qui est désir de s'agréger au groupe des puissants. Et si le même prince de Galles oublie de boutonner le dernier bouton de son gilet ou si, parce qu'il pleut, il retrousse sur le bas de son pantalon, ou si, parce qu'il a un furoncle sous le bras, il donne des poignées de main en levant haut le bras, vite les babouins ne boutonnent plus le dernier bouton, vite font retrousser le bas de leur pantalon, de serrent les mains en arrondissant le bras. Babouineries, l'intérêt pour les idiotes amours des princesses. Et si une reine accouche, toutes les dames bien veulent savoir combien son vermisseau pèse de kilos et quel sera son titre. Incroyables babouin aussi, cet imbécile soldat agonisant qui a demandé à voir sa reine avant de mourir.
« Babouinerie, la démangeaison féminine de suivre la mode qui est imitation de la classe des puissants et désir d'en être. Babouinerie, le port de l'épée par des importants sociaux, rois, généraux, diplomates et même académiciens, de l'épée qui est signe du pouvoir de tuer. Babouinerie suprême, pour exprimer leur respect de Ce qui est le plus respectable et leur amour de Ce qui est le plus aimable, ils osent dire de Dieu qu'il est le tout-puissant, ce qui est abominable, et significative de leur odieuse adoration de la force qui est pouvoir de nuire et enfin de contre-pouvoir de tuer.
« Cette animale adoration, le vocabulaire même en apporte des preuves. Les mots liés à la notion de forces sont toujours de respect. Un "grand" écrivain, une oeuvre "puissante", des sentiments "élevés", une "haute" inspiration. Toujours l'image du gaillard de haute taille, tueur virtuel. Par contre, les qualificatifs évoquant la faiblesse sont toujours de mépris. Une "petite" nature, des sentiments "bas", une oeuvre "faible". Et pourquoi "noble" ou "chevaleresque" sont-ils termes de louange ? Respect hérité du moyen âge. Seuls à détenir la puissance réelle, celle des armes, les nobles et les chevaliers étaient les nuisibles et les tueurs, donc les respectables et les admirables. Pris en flagrant délit, les humains ! Pour exprimer leur admiration, ils n'ont rien trouvé de mieux que ces deux qualificatifs, évocateurs de cette société féodale où la guerre, c'est-à-dire le meurtre, était le but est l'honneur suprême de la vie d'un homme ! Dans les chansons de gestes, les nobles et les chevaliers sont sans arrêt occupés à tuer, et ce ne sont que triples traînant hors des ventres, crânes éclatés bavant leurs cervelles, cavaliers tranchés en deux jusqu'au giron. Noble ! Chevaleresque ! Oui, pris en flagrant délit de babouinerie ! À la force physique et au pouvoir de tuer ils ont associé l'idée de beauté morale.
« Tout ce qu'ils aiment et admirent est force. L'importance sociale est force. Le courage est force. L'argent est force. Le caractère est force. Le renom est force. La beauté, signe et gage de santé, est force. La jeunesse est force. Mais la vieillesse, qui est faiblesse, ils la détestent. Les primitifs assomment leurs vieillards. Les jeunes filles de bonne famille, en mal de mariage, précisent dans leurs annonces qu'elles ont des espérances directes et prochaines, ce qui signifie que papa et maman vont bientôt claquer , Dieu merci. Et moi, mon horreur des vieilles qui viennent toujours s'asseoir près de moi dans les trains. Dès qu'une de ses sorcières barbues entre dans mon compartiment, ça ne rate jamais, c'est moi qu'elle choisit, et elle vient se coller contre moi qui la hais en silence, me tenant aussi loin que je peux du corps abominable si proche de la mort, et si je me lève je tâche de marché un peu sur ses cors, par erreur.
« Ce qu'ils appellent péché originel n'est que la confuse honteuse conscience que nous avons de notre nature babouine et de ses affreux affects. De cette nature, un témoignage entre 1000, le sourire qui est mimique animale, héritée de nos ancêtres primates. Celui qui sourit signifie à l'hominien d'en face qu'il est pacifique, qu'il ne le mordra pas avec ses dents, et pour preuve il les lui montre, inoffensives. Montrer les dents et ne pas s'en servir pour attaquer est devenu un salut de paix, un signe de bonté, pour les descendants des brutes du quaternaire.
« oh assez. Pourquoi me donner tant de peine ? Je commence la séduction. Très facile. En plus des deux convenances, la physique et la sociale, il n'y faut que quelques manèges. Question d'intelligence. À une heure du matin donc, vous amoureuse, et à une heure quarante, vous et moi gare pour départ ivre mer soleil, et au dernier moment vous peut être abandonnée quai gare, pour venger le vieux. Le vieux, vous vous rappelez ? sa lévite, je la mets quelquefois la nuit, et je me déguise en juif de mon coeur, avec barbe et attendrissantes boucles rituelles et toque de fourrure et pieds traînants les dos voûté et parapluie ingénu, vieux juif de millénaire noblesse, ô amour de moi, porteur de la loi, Israël sauveur, et je vais dans les rues nocturnes, pour être moqué, fier d'être moqué par eux. Les manèges, maintenant.
« Premier manège, avertir la bonne femme qu'on va la séduire. Déjà fait. C'est un bon moyen pour l'empêcher de partir. Elle reste par défi, pour assister à la déconfiture du présomptueux. Deuxième manège, démolir le mari. Déjà fait. Troisième manège, la farce de poésie. Faire le grand seigneur insolent, le romantique hors du social, avec somptueuse robe de chambre, chapelet de santal, monocle noir, appartement aux Ritz, et crises hépatiques soigneusement dissimulées. Tout cela pour que l'idiote déduise que je suis de l'espèce miraculeuse des amants, le contraire d'un mari à laxatifs, une promesse de vie sublime. Le pauvre mari, lui, ne peut pas être poétique. Impossible de faire du théâtre 24 heures par jour. Vu tout le temps par elle, il est forcé d'être vrai, donc piteux. Tous les hommes sont piteux, y compris les séducteurs lorsqu'ils sont seuls et non en scène devant une idiote émerveillée. Tous piteux, et moi le premier !
« Rentrée chez elle, elle comparera son mari au fournisseur de pouahsie, et elle le méprisera. Tout lui sera motif de dédain, et jusqu'au linge sale de son mari. Comme si un Don Juan ne donnait pas ses chemises à laver ! Mais l'idiote, ne le voyant qu'en situation de théâtre, toujours à son avantage est fraîchement lavé et pomponné, se le figure héros ne salissant jamais ses chemises et n'allant jamais chez le dentiste. Or, il va chez le dentiste, tout comme un mari. Mais il ne l'avoue pas. Don Juan, un comédien toujours sur scène, toujours camouflé, dissimulant ces misères physiques et faisant en cachette tout ce qu'un mari fait ingénument. Mais comme il le fait en cachette et qu'elle a peu d'imagination, il lui est un demi-dieu. ô les sales nostalgiques yeux de l'idiote bientôt adultère, ô sa bouche bée devant les nobles discours de son prince charmant porteur de 10 mètres d'intestins. ô l'idiote éprise d'ailleurs, de magie, de mensonge. Tout du mari l'agace. La radio du mari et son inoffensive habitude d'écouter les informations trois fois par jour, pauvre chou, ses pantoufles, ces rhumatismes, ses sifflotements à la salle de bains, ses bruits lorsqu'il se brosse les dents, son innocente manie des petits noms tendres, dans le genre Chouquette, poulette ou tout simplement chérie à tout bout de champ, ce qui est dépourvu de piment et la met hors d'elle. Il faut à madame du sublime à jet continu.
« Elle est donc rentrée chez elle. Tout à l'heure, le séducteur l'entourait de guirlandes, l'appelait déesse des forêts et Diane revenue sur terre, et la voilà maintenant par le mari transformée en poulette, ce qui la vexe. Tout à l'heure, suave et charmée, elle écoutait le séducteur la gorger de sujets élevés, peinture, sculpture, littérature, culture, nature, et elle lui donnait délicieusement la réplique, bref deux cabots en représentation, et voilà que maintenant le pauvre mari en toute innocence lui demande ce qu'elle pense de la façon d'agir des Boulissons qu'ils ont eus à dîner il y a deux mois, et depuis, rien, silence, dîner pas rendu. Et le plus fort de café, c'est que j'ai appris qu'ils ont invité les Bourrassus ! Les Bourrassus, qu'ils ont connus grâce à nous, tu te rends compte ! Moi je suis d'avis de couper les ponts, qu'est-ce que tu en dis ? Et caetera, y compris le touchant tu sais chouchou ça a bien marché avec le boss, il me tutoie. Bref, pas de sublimités avec le mari, pas de prétentieux échanges de goûts communs à propos de Kafka, et l'idiote se rend compte qu'elle gâche sa vie avec son ronfleur, qu'elle a une existence indigne d'elle. Car elle est vaniteuse, l'amphore.
« Le plus comique, c’est qu'elle en veut à son mari non seulement de ce qu'il n'est pas poétique mais encore et surtout de ce qu'elle ne peut pas faire la poétique devant lui. Sans qu'elle s'en doute, elle lui en veut d'être le témoin de ses misères quotidiennes. Au réveil, la mauvaise haleine, la tignasse de clow¬nesse ébouriffée et clocharde abrutie, et tout le reste, y compris peut-être l'huile de paraffine du soir ou les pruneaux. Dans le compagnonnage de la brosse dents et des pantoufles, elle se sent découronnée et elle en tient responsable le malheureux qui n'en peut mais. Par contre, quelle marche triomphale à cinq heures de l'après-midi lorsque, lessivée à fond avec mise en plis et sans pellicules, plus heureuse et non moins fière que la Victoire de Samothrace, elle va retrouver à larges Coulées son noble coliqueur clan¬destin, et elle chante des chorals de Bach, glorieuse de faire bientôt la sublime toute belle avec son intes¬tineur, et en conséquence de se sentir princesse immaculée avec cette mise en plis si réussie.
« Dès le premier jour du manage, les Juives de stricte observance se rasaient le crâne et mettaient per¬ruque. J'aime. Plus de beauté Dieu merci. Par contre, la plus belle vedette de cinéma, justement parce qu'elle se croit irrésistible et prend des poses de grande char¬meuse avec son derrière, et qu'elle n'est que cela, pour la punir de sa beauté, corne du diable, je l'imagine aussitôt violemment purgée et en grands maux de ventre, et alors elle perd aussitôt sa splendeur, et je ne veux plus d'elle ! Qu'elle reste sur son siège ! Mais une Juive à perruque ne perd jamais son prestige, car elle s'est mise sur un plan où les misères physiques ne peu¬vent plus découronner. J'ai perdu le fil. Où en étais-je avec l'idiote ?
— Elle s'aperçoit qu'elle gâche sa vie.
- Louée soyez-vous, remercia-t-il, et de deux doigts il affila son nez, noble cimeterre, comme pour y aiguiser une pensée, fit soudain une tête attendrie.
Et pourtant il n'y a rien de plus grand que le saint mariage, alliance de deux humains unis non par la passion qui est rut et manège de bêtes et toujours éphémère, mais par la tendresse, reflet de Dieu. Oui, alliance de deux malheureux promis à la maladie et à la mort, qui veulent la douceur de vieillir ensemble et deviennent le seul parent l'un de l'autre. Ta femme, tu l'appelleras frère et soeur, dit le Talmud. (II s'aper¬çut qu'il venait d'inventer cette citation et enchaîna en douce.) En vérité, en vérité, je vous le dis, l'épouse qui presse le furoncle du mari pour en faire tendre¬ment sortir le pus, c'est autrement plus grave et plus beau que les coups de reins et sauts de carpe de la Karénine. Louange donc au Talmud et honte aux adultères, raffoleuses de vie animale et qui filent vers la mer, le feu sous les jupes. Oui, animale, car l'Anna aime le corps de l’imbécile Wronsky et c'est tout, et toutes ses belles paroles ne sont que vapeurs et den¬telles recouvrant de la viande. Quoi, on proteste, on me traite de matérialiste ? Mais si une maladie glan¬dulaire avait rendu Wronsky obèse, trente kilos de graisse sur le ventre trois cents plaques de beurre sur le ventre, de cent grammes chacune, serait¬-elle tombée en amour à leur première rencontre? Donc viande, et qu'on se taise 1
« Quatrième manège, la farce de l'homme fort. Oh, le sale jeu de la séduction ! Le coq claironne pour qu'elle sache qu'il est un dur à cuire, le gorille se tape la poitrine, boum, boum, les militaires ont du succès. Die Offiziere kommen ! S’exclament les jeunes Vien¬noises et elles rajustent vite leur coiffure. La force est leur obsession et elles enregistrent tout ce qui leur en parait preuve. S'il plante droit ses yeux dans les yeux de la bonne femme, elle est délicieusement troublée, elle défaille à cette chère menace. S'il se carre avec autorité dans un fauteuil, elle le vénère. S'il a le genre explorateur anglais laconique ôtant sa pipe pour dire yes, elle voit des profondeurs dans ce yes, et elle l'ad¬mire de mordre le tuyau de sa pipe et d'en sucer dégoû¬tamment le jus. C'est viril et ça l'excite. Que le séducteur dise de nombreuses idioties mais qu'il les dise avec assurance, d'une voix male, voix de basse à créneaux, et elle le regardera, les yeux exorbites et humides, comme s'il avait invente une relativité encore plus généralisée. Elle relève tout, la démarche du type, sa façon de se tourner brusquement, de quoi son mignon tréfonds déduit qu'il est agressif et dange¬reux, Dieu merci. Et par-dessus le marché pour lui plaire il faut que je domine et humilie son mari, malgré la honte et la pitié que j’en éprouve. Oui, honte tout à I'heure quand je lui parlais au téléphone, honte de mon méprisable air de supériorité, à votre intention, cet air de supériorité qu'il faut prendre pour mettre le mari en état de timidité et le perdre aux yeux de l'idiote.
«Un chien pour le séduire, je n'ai qu'à être bon avec lui. La force, peu lui importe. Mais elles, non, elles en exigent, en veulent le cher danger. Oui, c'est le caractère dangereux de la force, pouvoir de tuer, qui les attire et les excite, babouines qu'elles sont. J'ai connu une jeune flue de bonne famille, une famille pleine de religion et de sentiments élevés, une jeune flue toute pure, qui avait une flamme pour un musi¬cien de cent quatre-vingts centimètres, mais hélas doux et timide. Ne pouvant le transformer en authen¬tique gaillard énergique, mais désireuse d'en devenir de plus en plus éprise, elle tachait de lui injecter de la virilité artificielle pour s'en titiller et l'aimer davan¬tage. C'est ainsi qu'au cours de leurs innocentes promenades, elle lui disait de temps à autre : "Jean, soyez plus affirmatif." C'est ainsi encore qu'un jour elle lui offrit une pipe anglaise, très courte, genre loup de mer ou détective anglais, et elle n'eut de cesse qu'il ne se la mit au bec devant elle, jouissante et comblée. La pipe excitait cette malheureuse. Mais le jour suivant, elle rencontra dans un salon élégant un lieutenant de carrière. Alors, voyant l'uniforme et le sabre, elle tomba aussitôt en langueur d'amour, son sang battant fort à la porte ouverte de son âme, et elle sentit que la défense de la patrie c'était encore mieux que la musique. Un sabre, c'était tout de même plus excitant qu'une pipe.
«Force, force, elles n'ont que ce mot à la bouche. Force, qu'est-ce en fin de compte sinon le vieux pouvoir d'assommer le copain préhistorique au coin de la forêt vierge d'il y a cent mille ans? Force, pouvoir de tuer. Oui, je sais, je l'ai déjà dit, je le répète et je le répéterai jusqu'à mon lit de mort ! Lisez les annonces de ces demoiselles de bonne famille, présentant bien, avec espérances directes et prochaines, comme elles disent. Lisez et vous verrez qu'elles veulent un monsieur non seulement aussi long que possible, mais encore énergique, ayant du caractère, et elles font des yeux émerveillés, comme si c'était beau et grand alors qu'en réalité c'est répugnant. Du caractère ! s'écria-t-il avec douleur. Du caractère, elles l'avouent ! Elles avouent, les angéliques effrontées, qu'il leur faut un cher fort et silencieux, avec chewing-gum et menton volontaire, un costaud, un viril, un coq prétentieux ayant toujours raison, un ferme en ses propos, un tenace et implacable sans coeur, un capable de nuire, en fin de compte un capable de meurtre ! Caractère n'étant ici que le substitut de force physique, et l'homme de caractère un produit de remplacement, l'ersatz civilisé du gorille. Le gorille, toujours le gorille !
«Elles protestent et s'écrient que je les calomnie puisqu'elles veulent que ce gorille soit en même temps moral ! Ce gorille viandu et costaud et ayant du caractère, c'est-à-dire tueur virtuel, elles exigent en effet qu'il dise des paroles nobles, qu'il leur parle de Dieu, et qu'ils lisent la Bible ensemble, le soir, avant de se coucher. Alibi et comble de la perversité ! Ainsi, ces rusées peuvent en toute paix chérir la large poitrine et les poings frappeurs et les yeux froids et la pipe ! Pieds de porc recouverts de crème fouettée et gigots ornés de fleurs et dentelles de papier comme aux devantures des boucheries ! Fausse monnaie toujours et partout ! Et qu'au lieu de cent quatre-vingts centimètres on dise beau ou ayant de la prestance ou, dans les annonces, présentant bien ! Et qu'au lieu de redoutable et de sale type aux yeux froids qui lui fasse délicieusement peur on dise énergique, ayant du caractère ! Et qu'au lieu de riche et classe dirigeante on dise distingué et cultivé ! Et qu'au lieu de peur de la mort et désir égoïste que le cher petit nombril dure toujours, on dise esprit, au-delà, vie éternelle ! Vous me détestez, je le sais. Tant pis et gloire à la vérité !
«Rien à faire, paléolithiques, elles sont paléolithiques, descendantes des femelles, au front bas qui suivaient humblement le mâle trapu et sa hache de pierre ! Je n'ai pas l'impression qu'une seule femme ait été amoureuse du grand Christ, au temps où il vivait homme aux yeux tristes. Pas assez viril, miaulaient les demoiselles de Galilée. Elles devaient lui reprocher de tendre l'autre joue. Par contre, elles étaient bouches béantes et yeux démesurés devant les centurions romains aux énormes mentons. Ô leur admiration, qui me fait mal pour elles, leur odieuse admiration pour un Martin Eden silencieux et moral, spécialiste du direct à la mâchoire.
«Ô horreur de mes amours de jeunesse, et j'enrageais d'être aimé pour les machineries animales de virilité qu'elles me forçaient de faire, qu'elles attendaient de moi. Bref, d'être aimé pour tout ce qui chez l'odieux coq plaît à la sotte poule. Pour leur plaire, je faisais donc l'insolent que je n'étais pas, l'homme fort que je n'étais certes pas, Dieu soit loué. Mais elles aimaient cela, et moi j'avais honte, mais quoi, j'avais besoin de leur amour, si mal né qu'il fût.
« Fort, fort, elles n'ont que ce mot à la bouche. Comme elles ont pu m'en casser les oreilles ! Toi, tu es fort, me disaient-elles, et j'avais honte. Une d'elles, plus excitée et plus femelle, me disait même Toi tu es un fort. Ce qui faisait plus fort encore et me rangeait dans la catégorie divine des grands gorilles. De honte et de dégoût, j'en avais mal aux dents, honte de cette bestialité, et envie de lui hurler que j'étais l'homme le plus faible de la terre. Mais alors elle m'aurait lâché. Or, j'avais besoin de sa tendresse, cette tendresse qu'elles ne donnent que si elles sont en passion, cette maternité divine des femmes en amour. Alors, pour avoir cette tendresse qui seule m'importait, j'achetais sa passion en faisant le gorille et, la honte au coeur, je virevoltais avec énergie, je m'asseyais avec certitude, je croisais les jambes à l'extrême limite de l'arrogance et j'argumentais brièvement, en dominateur.
«Toutes ces gorilleries, alors que j'aurais tant aimé qu'elle vienne s'asseoir auprès de mon lit, elle dans un fauteuil, moi couché et lui tenant la main ou le bas de la jupe, et elle me chantant une berceuse. Mais non, il fallait faire le volontaire et le dangereux, et tout le temps avoir du caractère, et tout le temps virevolter, et me sentir ridicule, ridiculisé par leur admiration. Ce n'est pas de gaieté de coeur que je dis ces choses. Cette tendresse, j'aurais tant aimé la recevoir des hommes, avoir un ami, l'embrasser lorsqu'il arrive, rester à causer avec lui tard dans la nuit et même jusqu'à l'aurore. Mais les hommes ne m'aiment pas, je les gêne, ils se méfient, je n'en suis pas, ils me sentent seul. Alors, cette tendresse, il m'a bien fallu la chercher là où on la donne. »
Debout devant la glace de la cheminée, il ôta son monocle noir, examina la cicatrice de la paupière, se demanda s'il brûlerait ses trente mille dollars devant l'Amalécite pour lui apprendre à vivre. Non, préférable de les brûler tout seul, un de ces soirs, pour le plaisir, après avoir couvert ses épaules de la longue soie rituelle, ennoblie de franges et barrée de bleu, sa tente et sa patrie. Il virevolta, s'approcha de la fille des Gentils, belle aux longs cils recourbés, qui le regardait, muette, tenant parole.
— Comme elles ont pu me faire souffrir depuis vingt ans avec leurs babouineries ! Babouineries, répéta-t-il, envoûté par le mot, soudain hébété devant la cage d'un zoo. Regardez le babouin dans sa cage, regardez-le qui fait de la virilité pour plaire à sa babouine, regardez-le qui se tape de grands coups sur la poitrine, qui fait des bruits de tam-tam et marche la tête haute, en colonel parachutiste. (Il arpenta le salon, martela sa poitrine pour faire babouin. Tête haute, il était élégant et naïf, jeune et gai.) Ensuite, il secoue les barreaux de la cage et la babouine fondue et charmée trouve que c'est un fort, un affirmatif, qu'il a du caractère, qu'on peut compter sur lui. Et plus il secoue les barreaux et plus elle sent qu'il a une belle âme, qu'il est propre moralement, chevaleresque, loyal, un babouin d'honneur. Bref, l'intuition féminine. Alors, la babouine émerveillée s'approche en remuant le derrière, elles tiennent toutes, même les vertueuses, à beaucoup le montrer, d'où jupes étroites, et elle demande timidement au babouin, les yeux chastement baissés Aimez-vous Bach? Naturellement, il déteste Bach, ce robot sans coeur et géomètre mécanique à développements, mais pour se faire bien voir et montrer qu'il a une belle âme et qu'il est d'un milieu babouin distingué, le malheureux est bien obligé de dire qu'il adore cet embêteur et sa musique pour scieurs de long. Vous êtes choquée? Moi aussi. Alors, les yeux toujours baissés, la babouine dit d'une voix douce et pénétrée Bath nous rapproche de Dieu, n'est-ce pas? Comme je suis heureuse que nous ayons les mêmes goûts. Ça commence toujours par les goûts communs. Oui, Bach, Mozart, Dieu, elles commencent toujours par ça. Ça fait conversation honnête, alibi moral. Et quinze jours plus tard, trapèze volant dans le lit.
« Donc la babouine continue sa conversation élevée avec son sympathique babouin, ravie de constater qu'en tout il pense comme elle, sculpture, peinture, littérature, nature, culture. J'aime beaucoup aussi les danses populaires, dit-elle ensuite en lui décochant une oeillade. Et qu'est-ce que c'est, danses populaires, et pourquoi les aiment-elles tant? (Il était si pressé de dire et de convaincre que ses phrases s'entrechoquaient, incorrectes.) Danses populaires, c'est gaillards remuant fort et montrant ainsi qu'ils sont infatigables et sauront creuser dur et longtemps. Bien sûr, elles n'avoueront pas le motif de leur délectation, et une fois de plus elles recouvriront avec des mots distingués, et elles te raconteront que ce qui leur plaît dans ces danses, c'est le folklore, les traditions, la patrie, les maréchaux de France, la chère paysannerie, la joie de vivre, la vitalité. Vitalité dans l'oeil de leur soeur! On sait ce que signifie vitalité en fin de compte, et Michaël expliquerait cela mieux que moi.
«Mais voilà qu'un babouin plus long est introduit dans la cage et frappe plus gaillardement sa poitrine, un vrai tonnerre. Alors, l'admiré de tout à l'heure ne pipe mot car il est moins long et moins frappeur. Il abdique et en hommage au grand babouin il prend à quatre pattes la posture femelle en signe de vassalité, ce qui dégoûte la babouine qui le hait aussitôt d'une haine mortelle. Tout à l'heure, votre mari pendant les silences, son continuel sourire séduit, sa salive aspirée avec distinction et humilité. Ou, pendant que je parlais, son dos plié en deux pour plus d'attention. Tout cela c'était aussi un hommage de féminité au pouvoir de nuire, dont la capacité de meurtre est l'ultime racine, répété je une fois de plus. Idem, les sourires virginaux et attendris, quasiment amoureux, lorsque le roi pose la première pierre ! Idem, les rires adorants qui saluent un mot d'esprit, pas drôle du tout, d'un important ! Idem, le respect ignoble de l'attaché de cabinet buvardant avec délicatesse et scrupule la signature de son ministre au bas du traité de paix ! Oh, ce duo continuel parmi les humains, cet écoeurant refrain babouin. Je suis plus que toi. Je sais que je suis moins que vous. Je suis plus que toi. Je sais que je suis moins que vous. Je suis plus que toi. Je sais que je suis moins que vous. Et ainsi de suite, toujours, partout. Babouins, tous ! Oui, j'ai déjà dit cela tout à l'heure, votre mari, les rires adorants, les attachés de cabinet. Excusez-moi, tous ces petits babouins me rendent fou, j'en trouve à tous les coins, en posture d'amour !
«Et tout comme moi en ce moment, le grand babouin de la cage parle fort, avec des gestes de vitalité, parle en maître à la babouine qui le contemple avec des yeux émerveillés. Il a du charme, dit-elle tout bas à une vieille copine babouine qui s'évente, il a un sourire si doux, je sens qu'il doit être très bon au fond. Et les araignées! Connaissez-vous les moeurs des araignées? Elles exigent que le mari prouve sa force en faisant des bonds ! Ainsi. (À pieds joints, il sauta par-dessus la table. Honteux et se sentant ridicule, il alluma une cigarette, en expira furieusement la fumée.) Authentique, je peux vous montrer le livre. Et si le mari ne fait pas des bonds et ne tourbillonne pas tout le temps, rien à faire, l'âme de l'araignesse se détache de lui, et elle file aussitôt vers la mer avec un araignon tout neuf qui, n'étant en amour que depuis quelques jours, cabriole et pirouette que c'est un plaisir. C'est un araignon nègre ! Car sachez qu'elles adorent les nègres, mais c'est un secret qu'elles se chuchotent entre elles, la nuit au clair de lune, loin de leur blanc. Et alors, devant la mer soyeuse et bruissante, le malheureux doit faire des bonds de cinq, six et même sept centimètres, ce qui fait qu'elle l'adore !»
Il s'arrêta, lui fit un bon sourire car il savourait ses araignées, avait oublié le troisième espace intercostal. De plaisir, il lança haut sa cravate de commandeur, la rattrapa au vol.
— Mais soudain, tragédie ! Un troisième araignon rapplique et fait encore plus de sautillés que le nègre! Alors, l'araignesse se dit que l'araignon de miracle, l'araignon de toute l'âme, est enfin arrivé ! Divorce! Troisième mariage ! Départ ivre vers une nouvelle mer avec le nouvel araignon ! Lune de miel à Venise où l'idiote se gargarise à tire-larigot devant des pierres et des couleurs, se félicitant d'être artiste et clignant des yeux pour mieux se pénétrer de ce pan de jaune génial dans le coin du tableau et y voir mille merveilles cependant que passe auprès d'elle un pensionnat de génisses en transhumance esthétique, et ce séjour à Venise marche bien parce que poésie, et poésie parce que billets de banque beaucoup et appartement dans le palace le plus cher.
« Mais comme au bout de six semaines le pauvre troisième mari bondit beaucoup moins, qu'il est flapi et conjugal, qu'il en a un peu marre du physiologique et pense de nouveau au social et à reprendre son travail et à inviter les van Vries, et qu'il parle de son avancement et de ses rhumatismes, elle comprend soudain, avec beaucoup d'élévation, qu'elle s'est trompée. Ça ne manque jamais, le coup de s'être trompée. Alors elle décide d'aller lui parler en grande noblesse et, pour faire solennel, elle se colle un haut turban doré sur la tête. Cher troisième araignon, lui dit l'araignesse en joignant ses petites pattes velues, soyons dignes l'un de l'autre et quittons-nous noblement, sans vaines récriminations. Ne souillons pas d'une inutile injure le noble souvenir des bonheurs révolus. Je te dois la vérité, et la vérité, cher, est que je ne t'aime plus. Ça ne manque jamais non plus, le coup du je ne t'aime plus. Feindre serait bassesse, poursuit-elle. Que veux-tu, cher, je me suis trompée. De toute mon âme, j'avais cru que tu serais l'araignon éternel. Hélas ! Sache en effet qu'un quatrième araignon est devenu important dans ma vie. Elles adorent dire important dans ma vie qui fait plus noble que coucher avec. Et elle continue, la mignonne, avec des sentiments de plus en plus élevés. Vois-tu, je l'aime de toute mon âme car il est l'araignon des araignons, une âme d'élite et un caractère moral de tout premier ordre. C'est Dieu qui l'a mis sur mon chemin. Ah, comme je souffre, car le coup que je te porte est sans doute mortel ! Mais que faire? Je ne puis vivre que dans la vérité et ne saurais mentir, ma bouche comme mon âme devant rester pures. Adieu donc, cher, et pense quelquefois à ta petite Antinéa. Ou encore, elle lui propose, en fin de discours, une dernière coucherie comme preuve d'affection sincère et pour lui laisser un beau souvenir. Mais le plus souvent, en conclusion, c'est le Sois fort et demeurons amis.
« Je la déteste ! s'écria-t-il en frappant du poing sur la table dont les verres s'entrechoquèrent. Je la déteste, car jamais elle n'avouera que c'est parce que ce quatrième-là est tout neuf et qu'il la change du troisième. Non, elles parlent toujours du nouvel amour comme d'un arrêt du destin, d'une inéluctabilité, d'un mystère adorable, avec grande consommation d'âme ! Donc, remuant son âme et son derrière, elle file en Égypte avec le quatrième qui la décevra le jour où elle s'apercevra qu'il a des coliques, tout comme un mari !
« Et l'empis ! Il faut qu'il fasse de la force, lui aussi, le malheureux. L'empisette l'exige. Ah oui, je vous en ai déjà parlé. Et la serine, donc ! La serine, pour qu'elle consente à avoir des émois et à pondre les petits oeufs subséquents, il faut que le pauvre type fasse de l'énergie et du sport, et que je vocifère plus que les autres serins, et que je fasse l'apache avec des roulis d'épaules et des javas de gangster et des ailes pendantes menaçantes ! Pauvre de moi ! Et si je m'avise d'être aimable, de rage elle me crève les yeux ! »
Il s'arrêta. Chapelet de santal tournoyant autour de l'index, il se vit sortant de l'échoppe du tatoueur marseillais, puis dans une chambre d'hôtel, étendu à terre, à jamais flegmatique, les bras en croix sous la lampe qui resterait allumée toute la nuit, les bras en croix et un trou au-dessus du mamelon et, tout autour, les points noirs de la poudre. Non, pas un trou puisque à bout portant. Les gaz de combustion, entrés dans la plaie, provoqueraient un éclatement de la peau en forme de croix étoilée. Il se tourna vers elle.
— Les mots abominables que je dis et que je regrette après les avoir dits, paléolithiques et babouines, si je les dis et ne peux m'empêcher de les redire, c'est parce que j'enrage qu'elles ne soient pas comme elles méritent d'être, comme elles sont au fond de mon coeur. Elles sont des anges, et je le sais. Mais alors pourquoi la paléolithique derrière l'ange? Écoutez mon secret. Parfois je me réveille en sursaut dans la nuit, tout transpirant d'épouvante. Comment est-ce possible, elles, les douces et tendres, elles, mon idéal et ma religion, elles, aimer les gorilles et leurs gorilleries? C'est la stupéfaction de mes nuits que les femmes, merveilles de la création, toujours vierges et toujours mères, venues d'un autre monde que les mâles, si supérieures aux mâles, que les femmes, annonce et prophétie de la sainte humanité de demain, humanité enfin humaine, que les femmes, mes adorables aux yeux baissés, grâce et génie de tendresse et lueur de Dieu, c'est mon épouvante qu'elles soient séduites par la force qui est pouvoir de tuer, c'est mon scandale de les voir déchoir par leur adoration des forts, mon scandale des nuits, et je ne comprends pas, et jamais je n'accepterai ! Elles valent tellement mieux que ces odieux caïds qui les attirent, comprenez-vous ? Cette incroyable contradiction est mon tourment, que mes divines soient attirées par ces méchants velus ! Divines, oui ! Sont-ce les femmes qui ont inventé les massues, les flèches, les lances, les épées, les feux gré¬geois, les bombardes, les canons, les bombes? Non, ce sont les forts, leurs virils bien-aimés ! Et pourtant elles adorent Un de ma race, le prophète aux yeux tristes qui était amour ! Alors ? Alors, je ne comprends pas.
Il prit son chapelet, l'inspecta comme pour le com¬prendre, le posa sur la table, murmura un souriant merci à personne, fredonna un chant de la Pâque. Soudain, l'apercevant qui le regardait, il lui fit de la main un salut d'amitié.
— Aude qui fut ma femme. Durant les derniers temps de notre mariage, parce que je m'étais mis hors du social, parce que j'avais ôté le masque du réussis¬seur, parce que je n'étais plus un misérable ministre, parce que, pauvre et absurdement barbu et saint, je ne jouais plus la farce de l'homme fort, lorsque je lui disais mon épouvante de voir se flétrir son amour, mon tourment de me voir traité comme rien, moi, l'ancien seigneur de toute l'âme, ô ses silences et son visage imperméable, visage de pierre, ô ce jour où dans notre chambre de misère, j'avais voulu trouver grâce en faisant moi-même la vaisselle et que j'avais fait tomber une assiette et que je m'étais excusé, pauvre idiot, ô son horrible petit mépris excédé, mépris de femelle. J'étais pauvre, donc faible, je n'étais plus un important, je n'étais plus un sale victorieux. Tenace d'espoir absurde, je lui disais mon déchirement de n'être plus aimé, sûr que si elle comprenait elle me prendrait dans ses bras, et j'attendais des mots de bonté, j'attendais, la bouche entrouverte de malheur. J'espérais, je croyais en elle. Tu ne me dis rien, ché¬rie? Je n'ai rien à dire, a répondu la femelle au pauvre, au vaincu. Pétrifiée, durcie parce que je l'appelais au secours, parce que j'avais besoin d'elle. Je n'ai rien à dire, répétait la femelle avec un air crétin d'impéra¬trice lointaine, agacée par le mendiant de tendresse. Et c'était la même qui m'adorait, les premiers temps, se voulait esclave lorsque j'étais un luisant vainqueur.
Il alluma une cigarette, aspira une longue prise de fumée pour lutter contre le sanglot, sourit, refit le salut d'amitié.
— Cinquième manège, la cruauté. Elles en veulent, il leur en faut. Dans le lit, dès le réveil, comme elles ont pu m'assommer avec mon beau sourire cruel ou mon cher sourire ironique, alors que je n'avais qu'une envie, beurrer de toute mon âme ses tartines et lui apporter son thé au lit. Envie refoulée, bien sûr, car le plateau du petit déjeuner aurait singulièrement dimi¬nué sa passion. Alors moi, pauvre, je retroussais mes babines, je montrais mes bouts d'os pour faire un sou• rire cruel et la contenter. Malheureux Solal, elles lui en ont fait voir ! L'autre nuit, après une de ces gymnas¬tiques auxquelles elles trouvent un étonnant intérêt, elle n'a pas manqué de me roucouler une mignonnerie dans le genre mon méchant chéri qui a été si insuppor¬table avec moi hier. Avec reconnaissance, entendez-vous? Ainsi Elizabeth Vanstead m'a remercié de lubies cruelles à contrecoeur inventées, m'a remercié tout en caressant mon épaule nue. Affreux !
Il s'arrêta, haleta, les yeux fous, tigre emprisonné, cependant qu'elle le considérait. Elizabeth Vanstead, la fille de Lord Vanstead, la plus élégante étudiante d'Oxford, recherchée de tous, si hautaine et si belle qu'elle n'avait jamais osé l'aborder. Elizabeth Van¬stead toute nue avec cet homme !
— Non, trop de dégoût, je ne peux plus. J'aime mieux séduire un chien. Oui, je sais, je me répète. Manie de ma race passionnée, amoureuse de ses véri¬tés. Lisez les prophètes, saints rabâcheurs. Un chien, pour le séduire, je n'ai pas à me raser de près ni à être beau, ni à faire le fort, je n'ai qu'à être bon. Il suffira que je tapote son petit crâne et que je lui dise qu'il est un bon chien, et moi aussi. Alors, il remuera sa queue et il m'aimera d'amour avec ses bons yeux, m'aimera même si je suis laid et vieux et pauvre, repoussé par tous, sans papiers d'identité et sans cravate de com¬mandeur, m'aimera même si je suis démuni des trente-deux petits bouts d'os de gueule, m'aimera, ô merveille, même si je suis tendre et faible d'amour. J'estime les chiens. Dès demain je séduis un chien et je lui voue ma vie. Ou peut-être essayer d'être homo¬sexuel ? Non, pas drôle de baiser des lèvres mousta¬chues. Voilà d'ailleurs qui juge les femmes, ces créatures incroyables qui aiment donner des baisers à des hommes, ce qui est horrible.
Il eut un regard traqué car il venait d'apercevoir une mouche sur la tapisserie, une de ces atroces grosses bleues métalliques qui l'effrayaient. Il s'approcha du mur avec précaution, constata que ce n'était qu'une tache. Rassuré, il sourit à cette femme, croisa les bras, esquissa un pas de danse, lui sourit encore, soudain inexprimablement heureux.
— Voulez-vous que je vous montre comme je sais bien jongler? Je peux jongler avec six objets diffé¬rents, ce qui est difficile à cause des inégalités de poids et de volume. Par exemple, une banane, une prune, une pêche, une orange, une pomme, un ananas. Voulez-vous que je sonne le maître d'hôtel pour qu'il apporte des fruits? Non? Dommage.
Il alla à travers la pièce, svelte et les cheveux désordonnés, l'air faussement distrait, soignant son charme, extravagant avec, sa brimbalante cravate de commandeur. Revenu vers elle, il lui offrit une ciga¬rette qu'elle refusa, puis des fondants au chocolat qu'elle refusa aussi. Il eut un geste de résignation et parla de nouveau.
— Moi aussi je me raconte des histoires dans le bain. Ce matin, je me suis raconté mon enterrement, c'était agréable. A cet enterrement sont venus des chatons en rubans roses, deux écureuils bras dessus bras dessous, un caniche noir avec un col de dentelle, des canetons en manchons, des brebis avec des cha¬peaux bergère, des chevrettes en crêpe georgette, des colombes bleu pastel, un petit âne en larmes, une girafe en costume de bain 1880, un lionceau pattu qui croque un coeur de salade pour montrer qu'il a bon coeur, un boeuf musqué qui répand une gaieté franche et de bon aloi, un petit rhinocéros myope, tellement mignon avec ses lunettes en écaille et sa corne peinte en or, un bébé hippopotame avec un tablier en toile cirée pour ne pas se salir quand il mange, mais il ne finit jamais sa soupe. Il y a aussi sept petits chiens très copains en habits du dimanche, fiers de leurs blouses marinières et de leurs sifflets retenus par une tresse, ils boivent des sirops de framboise avec une paille, puis ils mettent une patte devant leur bouche pour bâiller parce qu'on s'embête à cet enterrement. Le plus petit chien en escarpins est habillé en petite fille modèle avec un pantalon de dentelle qui dépasse, et il saute à la corde pour se faire admirer par sa maman qui cause honorablement avec une demoiselle sauterelle aux yeux froids pensant à l'eau d'un étang. Cette sauterelle est très religieuse, elle adore les cou¬ronnements des reines et leurs accouchements. Tout en sautant, le mignon petit chien récite à toute allure essoufflée un petit poème pour être félicité. Quand il a fini, il s'accroche à la jupe de sa maman et il la regarde avec passion, attendant un baiser et des com¬pliments, mais elle lui répond en anglais qu'elle est occupée, Mother is busy dear, et elle ne le regarde même pas tant elle écoute les médisances de la trico¬tante sauterelle, alors le petit chien se remet à sauter et redit son poème cependant que, tout près de lui et mourant de jalousie, un petit tatou improvise à son tour un poème pour sa tante. À mon enterrement il y a aussi, bien sûr, des nez juifs qui circulent sur de petites pattes, une naine Nanine qui fait des entrechats, entou¬rée de sept petits chats, un lapin célibataire qui récite une prière, un faon infant mélancolique, des poussins en satin avec des hauts-de-forme trop petits, qui discu¬tent debout dans un autocar miniature, c'est la bande des rabbins, le poussin le plus saint en triple satin ser¬vant de grand rabbin. Je continue ?
— Oui, dit-elle sans le regarder.
— Il y a encore un pékinois qui pour se faire res¬pecter dit de temps en temps Il est incontestable ou encore Je présume, et puis il y a un castor qui creuse le trou pour mon coeur, mon coeur coupable d'ardeur, et puis il y a un koala en chapeau tyrolien qui lit mon oraison funèbre et s'embrouille, et puis il y a ma petite chatte Timie en voiles de veuve qui se mouche de chagrin coquin, mais ses voiles se prennent aux piquants d'un hérisson très sérieux que je connus dans le canton de Vaud et qui pleure sincèrement tan¬dis que ma petite chatte débarrassée de ses voiles s'est installée sur une tombe herbue et fait studieuse¬ment sa toilette au soleil, s'arrêtant subitement pour contempler des poneys nains emplumés enturbannés qui, pour solennellement célébrer, croient devoir grat¬ter la terre avec leurs sabots de devant puis se dresser sur leurs sabots d'arrière. Il y a encore un petit singe en toque de velours qui joue une polka sur un accor¬déon pour faire l'orgue cependant qu'un chaton fou, ne comprenant rien à ce qui se passe, fait le cheval arabe pour être admiré, est un cheval très méchant, charge courageusement n'importe qui n'importe où, oreilles guerrières, panache au derrière, et croit être la terreur des canetons qui échangent des bonbons avec des fous rires. Voilà, c'est le cortège funéraire de mon coeur qu'on enterre, c'est charmant, ravissant, très réussi. Maintenant mon cœur est enterré, il n'est plus avec moi. Le cimetière est désert et tous sont partis, sauf une mouche qui se savonne les pattes de devant sur ma tombe, d'un air satisfait, et moi debout, tout vide et pâle. À quoi pensez-vous?
— Comment est le poème du petit chien ? demanda t-elle après l'avoir regardé en silence.
— Petit cien a dit à sa mamette Quand serai grand. Je défendrai le roi Aux pattes un galon d'or En tête du
satin Aux dents une pipette Pour tirer des bouffées Et le bon roi dira Trois petits os Trois petits pains Pour
le vaillant petit cien. Oui, il a un défaut de prononciation, expliqua-t-il avec sérieux, il ne sait pas dire chien, il dit cien, il ne sait pas dire je, il dit ie. Et comment est le poème du petit tatou?
— Titatou a dit à sa tante Tâte tantine sous mon veston Car j'ai mangé une bardoine Et j'ai bien mal jusqu'au menton.
— C'est une chatte pour de vrai, la petite chatte Timie?
— Oui, pour de vrai, mais elle est morte. C'était pour elle que j'avais loué la villa de Bellevue, parce qu'elle n'était pas heureuse ici, au Ritz. Oui, une villa rien que pour elle, pour lui donner des arbres où grimper, où se faire les griffes, une prairie avec de bonnes odeurs de nature, où bondir, où chasser. J'avais fait meubler le salon pour elle avec un canapé, des fauteuils, un tapis persan. Je l'aimais, petite bourgeoise à habitudes et conforts, capitaliste en son fauteuil, mais aussi anarchiste qui détestait obéir quand je lui disais de rester couchée, ange kleptomane, petite tête sérieuse même quand elle folâtrait, usine à ronrons, petite bonne femme joufflue et foufflue, silencieuse damette aux moustaches, paix et douceur devant le feu, soudain si lointaine et digne, légendaire.
« Timie avec qui je pouvais sans inconvénient être tendre et absurde et adolescent, Timie ma mousseuse,
tête soudain plus menue quand ça lui chantait de faire du sentiment, yeux qui se fermaient de complicité tendre, yeux mi-clos extasiés parce que pour la cen¬tième fois je lui disais qu'elle était gentille, Timie ébouriffée rêvant au soleil, donnant son petit nez au soleil, trouvant belle la vie, la petite vie sous le soleil, ô ses chers yeux vides. Timie si studieuse lorsqu'elle faisait, soudain inspirée, sa toilette au soleil et qu'elle léchait sa cuissette d'arrière relevée avec des gestes de joueur de contrebasse, s'arrêtant subitement pour me regarder avec un intérêt ahuri, cherchant à com¬prendre, ou pour réfléchir, distraite, petit penseur ava¬chi par le soleil qui tapait. Quand je revenais de chez les hommes, c'était un petit bonheur, loin de ces singes méchants en vestons noirs et pantalons rayés, de la retrouver, si prête à me suivre, à avoir foi en moi, à carder mes genoux, à me faire des grâces avec sa tête impassible qui se frottait contre ma main, petite tête qui ne pensait jamais de mal de moi, ma chérie pas du tout antisémite.
« Elle comprenait plus de vingt mots. Elle compre¬nait sortir, attention méchant chien, manger, pâtée pois¬son, bon petit foie, fais gracieuse, dis bonjour — qu'il fallait prononcer dibouzou et alors elle frottait sa tête contre ma main pour me dire bonjour. Elle compre¬nait mouche, et ce mot s'appliquait à toute la gent ailée, et alors comme ma chasseresse se précipitait à la fenêtre dans l'espoir d'une proie. Elle comprenait vilaine, mais alors elle n'était pas d'accord et protes¬tait. Elle comprenait tiens et viens. Elle ne venait pas toujours, mon indépendante, quand je lui disais viens. Mais comme elle accourait, aimable, empressée, pre¬mière vendeuse de grand couturier, si je lui disais tiens. Quand je lui disais tu me fais de la peine elle miaulait en tragédienne. Quand je lui disais tout est fini entre nous, elle allait sous le divan et souffrait. Mais je la repêchais avec une canne et je la consolais. Alors elle me donnait un baiser de chat, un seul coup de langue rêche sur la main et on ronronnait ensemble, elle et moi.
« La pauvrette restait seule toute la journée dans la grande villa. Sa seule compagnie était la femme du jardinier qui venait le matin et le soir lui préparer ses repas. Alors, quand elle s'ennuyait trop et se languis¬sait de moi, elle faisait une sottise comme d'entailler à coups de griffes la Bible posée sur la table du salon. C'était une petite opération cabalistique, une incanta¬tion, un sortilège pour me faire magiquement surgir, pour évoquer l'ami indispensable. Dans cette petite cervelle, il y avait cette idée : quand je fais quelque chose de mal, il me gronde et par conséquent il est là. Ce n'était pas plus absurde que de prier.
« Quand je venais la voir le soir après la sous-bouf¬fonnerie, quels bonds à travers le corridor dès qu'elle entendait la merveille de la clef dans la serrure, et alors c'était une petite scène conjugale. J'ai souffert, disaient ses pathétiques miaulements de contralto, tu me laisses trop seule et ce n'est pas une vie. Alors, j'ouvrais le frigidaire et j'en sortais du foie cru, je le découpais avec des ciseaux et tout allait bien de nou¬veau. Idylle. J'étais pardonné. La queue vibrante d'im¬patience et de bonheur, elle fabriquait des ronrons premier choix, frottait sa frimousse contre ma jambe pour me faire savoir combien elle m'aimait et me trouvait charmant de découper du foie. Lorsque le foie était prêt dans la soucoupe, j'aimais ne pas le lui donner tout de suite. Je me promenais à travers le hall et le salon avec des méandres, et elle me suivait par¬tout en grande fête, avec une démarche de marquise, cérémonieusement, enfant modèle et grande maî¬tresse de la cour, habillée soudain de gala, son noble panache frémissant et dressé, me suivait à pas mignons feutrés, si empressée en son menuet charmant, légère de convoitise et d'amitié, les yeux levés vers la sainte soucoupe, si fidèle et dévouée et prête à aller au bout du monde avec moi. Mon cher petit faux bonheur, ma chatte.
« Lorsque j'arrivais, si elle était dehors, à l'autre bout de la prairie, dès qu'elle m'apercevait de loin, cette course folle, cette trajectoire de petit bolide le long de la pente, et c'était de l'amour. Arrivée, elle s'arrêtait net devant moi, adoptait une attitude de dignité, faisait lentement le tour de l'ami, majestueuse, si coquette et impassible, le somptueux panache glo¬rieusement dressé de bonheur. Au deuxième tour, elle se rapprochait, incurvait sa queue contre mes bottes, levait les yeux pour me regarder, faisait le gros dos et la charmante puis ouvrait sa petite gueule rose en déli¬cate supplique pour demander sa pâtée.
« Le petit repas terminé, elle allait au salon faire sa sieste, s'installait sur le meilleur fauteuil, le plus griffé, et elle s'endormait, une douce patte velue contre ses yeux fermés pour mieux les protéger de la lumière. Mais soudain les oreilles de Timie endormie se dres¬saient, se dirigeaient vers la fenêtre et quelque bruit important du dehors. Alors, elle se levait, passant brusquement du sommeil à une attention passionnée, effrayante et belle, concentrée vers le bruit captivant, puis s'élançait. Sur le rebord de la fenêtre, devant les barreaux, elle restait un moment figée, pathétique d'intérêt, les yeux fixés sur une proie invisible, pous¬sant de légers appels de désir félin, saccadés, plain¬tifs. Enfin, après les ondulations préparatoires et les déhanchements de prise d'élan, elle bondissait à tra¬vers les barreaux. Elle était en chasse.
« Elle aimait dormir avec moi. C'était un de ses buts de vie. De la terrasse, où elle prenait un bain de soleil où guettait un moineau avec de petits rictus de convoitise, dès qu'elle m'entendait m'étendre sur le canapé du salon, elle bondissait, entrait par la fenêtre ouverte, et ses griffes faisaient un petit bruit de grêle sur le parquet. Elle s'élançait sur ma poitrine, la foulait soigneusement de ses pattes alternées, pour bien préparer sa place. Lorsqu'elle avait terminé sa petite danse rituelle de pétrissage, née peut-être dans la forêt préhistorique où ses ancêtres étalaient un lit de feuilles sèches avant d'entrer dans le sommeil, elle s'étendait sur ma poitrine, s'installait, soudain longue et princière, parfaitement heureuse, et le petit moteur de sa gorge se mettait en marche, d'abord en pre¬mière, puis en prise directe, et c'était le bonheur de la sieste ensemble. Elle mettait sa patte sur ma main pour bien savoir que j'étais là, et quand je lui disais qu'elle était gentille, elle enfonçait un peu ses griffes dans ma main sans me faire mal, juste ce qu'il fallait pour me remercier, pour me montrer qu'elle avait compris, pour me dire qu'on s'entendait bien, nous deux, qu'on était amis. Voilà, c'est fini, je ne séduis plus.
— Eh bien, ne séduisez plus, mais dites les autres manèges. Faites comme si j'étais un homme.
— Un homme, répéta-t-il, soudain émerveillé. Oui, un jeune cousin à moi, très beau, qui sera venu me demander comment tournebouler son idiote ! Nathan, il s'appellera. Entre hommes, ce sera agréable. Allons, commençons. Où en étais-je ?
— La cruauté.
— La cruauté, donc. Oui, mon Nathan, je te com¬prends. Tu l'aimes et tu veux qu'elle t'aime, et tu ne peux tout de même pas aimer un chien parce qu'il vaut mieux qu'elle ! Eh bien alors séduis, fais ton odieux travail de technique et perds ton âme. Force-toi à l'habileté, à la méchanceté. Elle t'aimera, et mille fois plus que si tu étais un bon petit Deume. Si tu veux connaître leur grand amour, paie le sale prix, remue le fumier des merveilles.
«Mais attention, Nathan, pas de zèle au début, avant l'entrée du cobaye en passion. Tu n'es pas encore enraciné et des méchancetés trop marquées la repousseraient. Il leur reste un peu de bon sens au début. Par conséquent, du tact et de la mesure. Se bor¬ner à lui faire sentir que tu es capable d'être cruel. Cette capacité tu la lui feras sentir, entre deux cour¬toisies, par un regard trop insistant, par le fameux sourire cruel, par des ironies brusques et brèves, ou par quelque insolence mineure comme de lui dire que son nez brille. Elle sera indignée, mais son tréfonds aimera. Lamentable de devoir lui déplaire pour lui plaire. Ou encore un masque subitement impassible, des airs absents, une surdité soudaine. Ne pas répondre par distraction feinte à une question qu'elle te pose la désarçonne mais ne lui déplaît pas. C'est une gifle immatérielle, une ébauche de cruauté, un petit plain-pied sexuel, une indifférence de mâle. De plus, ton inattention augmentera son désir de captiver ton attention, de t'intéresser, de te plaire, la remplira d'un sentiment confus de respect. Elle se dira, non, pas se dira, mais vaguement sentira, que tu es habitué à ne pas trop écouter toutes ces femmes qui t'assaillent, et tu seras intéressant. Il est parfait de courtoisie, pen¬sera-t-elle, mais il pourrait être méchant s'il le vou¬lait. Et elle savourera. Ce n'est pas moi qui les ai faites. Affreux, cet attrait de la cruauté, promesse de force. Qui est cruel est sexuellement doué, capable de faire souffrir, mais aussi de donner certaines joies, pense le tréfonds. Un seigneur quelque peu infernal les attire, un sourire dangereux les trouble. Elles ado¬rent l'air démoniaque. Le diable leur est charmant. Affreux, ce prestige du méchant.
«Donc, pendant le processus de séduction, pru¬dence et y aller doucement. Par contre, dès qu'elle sera ferrée, tu pourras y aller.' Après le premier acte, curieusement dénommé d'amour, il sera même bon, à condition qu'il ait été réussi et approuvé avec enthou¬siasme par la balbutiante pauvrette, il sera même bon que tu lui annonces qu'elle souffrira avec toi. Encore transpirante, et contre toi collante, elle te répondra alors que peu lui importe, que la souffrance avec toi ce sera encore du bonheur. Pourvu que tu m'aimes, murmurera-t-elle, ses yeux sincères tournés vers toi. Elles acceptent courageusement la souffrance, surtout avant d'y être.
« Lorsqu'elle est entrée en pleine passion, donc cruautés ouvertes. Mais dose-les. Sois cruel avec maî¬trise. Le sel est excellent, mais pas trop n'en faut. Par conséquent, alternances de duretés et de douceurs, sans oublier les obligatoires ébats. Le cocktail passion. Être l'ennemi bien-aimé, saupoudrer de méchancetés de temps à autre pour qu'elle puisse vivre sur le pied d'amour, être toujours inquiète, se demander quelle catastrophe l'attend, souffrir, et notamment de jalou¬sie, espérer, attendre les réconciliations, déguster les tendresses inattendues. En résumé, qu'elle ne s'em¬bête jamais. Sans compter que les réconciliations don¬nent de la saveur aux jonctions. Après une froideur ou une vacherie, si tu lui souris, la malheureuse escroquée fond de gratitude et elle court vite raconter à son amie intime toutes sortes de merveilles sur toi et comme quoi tu es si bon, au fond. D'un méchant, elles s'arran¬gent toujours pour dire qu'au fond il est bon. Elles le remercient de sa méchanceté en le couronnant de bonté.
« Et voilà, pour qu'elle continue à t'aimer de passion tu seras condamné à te surveiller sans cesse et notamment à toujours arriver en retard aux rendez-vous, afin qu'elle frétille sur le gril. Ou même, de temps à autre, alors qu'elle t'attend, toute prête et minutieusement lessivée, et qu'elle ne bouge pas de peur de s'abîmer, tu devras lui téléphoner au dernier moment que tu es empêché de venir, alors que tu meurs d'envie de la voir. Ou mieux encore, ne lui téléphone même pas et n'y va pas. Alors elle cuit et se désespère. A quoi bon ce shampooing et cette mise en plis si réussie puisque le cher méchant n'est pas venu, à quoi bon cette nouvelle robe qui lui va si bien? Elle pleure, la pauvrette, et elle se mouche à grandes explosions, étant seule, se mouche et se remouche dans un tas de petits mouchoirs, se tamponne les paupières enflées par les larmes et travaille de la cervelle et fabrique une nouvelle hypothèse à chaque mou¬choir. Mais pourquoi n'est-il pas venu? Est-il malade? M'aime-t-il moins? Est-il chez cette femme? Oh, elle est habile, elle le flatte ! Et puis naturellement, avec toutes les robes haute couture qu'elle peut s'offrir ! Oh, il est sûrement chez elle ! Et lui qui hier encore me disait... Oh, ce n'est pas juste, moi qui lui ai tout sacrifié ! Et caetera, tout leur petit poème cardiaque. Et le lendemain, elle sanglote sur ton épaule et elle te dit Mon méchant chéri, j'ai pleuré toute la nuit. Oh, ne me quitte pas, je ne peux plus sans toi. Voilà, voilà le sale travail auquel elle t'obligera si tu veux une passion absolue !
«Et attention, Nathan, lorsque tu la verras ainsi humide et croulée, garde-toi de te laisser aller à ton naturel de bonté. Ne renonce jamais aux cruautés qui vivifient la passion et lui redonnent du lustre. Elle te les reprochera mais elle t'aimera. Si par malheur tu commettais la gaffe de ne plus être méchant, elle ne t'en ferait pas grief, mais elle commencerait à t'aimer moins. Primo, parce que tu perdrais de ton charme. Secundo, parce qu'elle s'embêterait avec toi, tout comme avec un mari. Tandis qu'avec un cher méchant on ne bâille jamais, on le surveille pour voir s'il y a une accalmie, on se fait belle pour trouver grâce, on le regarde avec des yeux implorants, on espère que demain il sera gentil. Bref, on souffre, c'est intéressant. «Et en effet, le lendemain il est exquis, et c'est un paradis qu'on apprécie, qui vaut à tout moment et dans lequel ne poussent pas les pâles fleurs d'ennui parce qu'on craint à tout moment de le voir disparaître, ce paradis. Bref, une vie variée, tourmentée. Bourrasques, cyclones, bonaces soudaines, arcs-en-ciel. Qu'elle ait des joies, bien sûr, mais moins souvent que des souffrances. Voilà, c'est ainsi qu'on fabrique un amour religieux.
«Le terrible, ô mon Nathan, c'est que cet amour religieux, ainsi acheté au sale prix, est la merveille du monde. Mais c'est faire un pacte avec le diable, car il perd son âme, celui qui veut être religieusement aimé. Elles m'ont obligé à feindre la méchanceté, je ne le leur pardonnerai jamais ! Mais que faire? J'avais besoin d'elles, si belles quand elles dorment, besoin de leur odeur de petit pain au lait quand elles dorment, besoin de leurs adorables gestes de pédéraste, besoin de leurs pudeurs, si vite suivies d'étonnantes docilités dans la pénombre des nuits, car rien ne les surprend ni ne les effraie qui soit service d'amour. Besoin de son regard lorsque j'arrive et qu'elle m'attend, émouvante sur le seuil et sous les roses. Ô nuit, ô bonheur, ô merveille de son baiser sur ma main ! (Il se baisa la main, regarda cette femme qui le considérait, lui sourit de toute âme.) Et plus encore et surtout, ô pain des anges, besoin de cette géniale tendresse qu'elles ne donnent qu'entrées en passion, cette passion qu'elles ne donnent qu'aux méchants. Donc, cruauté pour acheter passion et passion pour acheter tendresse ! »
Il jongla avec un poignard damasquiné, don de Michaël, le remit sur la table auprès des roses, regarda la jeune femme, fut ému de pitié. Éclatante de jeune force, somptueuse en sa double proue, et pourtant immobile bientôt sous terre, et elle ne participerait plus aux joies du printemps, aux premières fleurs écloses, aux tumultes des oiseaux dans les arbres, ne participerait plus, rigide et solitaire en sa caisse étouffante, avec si peu d'air dans cette caisse dont le bois existait déjà, existait quelque part. Chérie, ma condamnée, murmura-t-il. Il ouvrit un tiroir, en sortit un beau petit ourson de velours, chaussé de bottes à éperons et coiffé d'un chapeau mexicain, avec une belle expression de mélancolie. Il le lui tendit. Elle fit signe que non, ajouta un merci imperceptible.
— Dommage, dit-il, c'était de bon coeur. Sixième manège, la vulnérabilité. Oui, bien sûr, Nathan, sois viril et cruel, mais si tu veux être aimé à la perfection, tu dois en outre faire surgir en elle la maternité. Il faut que sous ta force elle découvre une once de faiblesse. Sous le haut gaillard, elles adorent trouver l'enfant. Quelque fragilité par moments — pas trop n'en faut, non plus — leur plaît énormément, les attendrit follement. Bref, neuf dixièmes de gorille et un dixième d'orphelin leur font tourner la tête.
« Septième manège, le mépris d'avance. Il doit être témoigné au plus tôt mais point en paroles. Elles sont très susceptibles en matière de vocabulaire, surtout au début. Mais le mépris dans une certaine intonation, dans un certain sourire, elles le sentent tout de suite, et il leur plaît, il les trouble. Leur tréfonds se dit que celui-ci méprise parce qu'il est habitué à être aimé, à tenir pour rien les femmes. Donc, un maître qui les tombe toutes. Eh bien, moi aussi, je veux être tombée ! Réclame leur tréfonds. Le chien que je séduirai dès demain, on sortira ensemble tous les jours. Il sera si content de se promener avec moi, allant devant, mais se retournant tout le temps pour me regarder, pour être sûr que ce trésor que je suis est toujours là, et tout à coup il arrivera à fond de train, il sautera contre moi avec ses pattes de devant et me salira si gentiment. Quelle femme ferait cela?
« Huitième manège, les égards et les compliments. Si leur inconscient aime le mépris, leur conscient par contre veut des égards. Ce manège est à utiliser surtout au début. Plus tard tu pourras t'en passer. Mais pendant la séduction, elle adorera être exaltée par celui qui méprise toutes les autres, exultera d'être la seule à trouver grâce. Au mépris sous-jacent tu ajouteras donc l'admiration en paroles, de manière qu'elle se dise voilà enfin celui qui me comprend ! Car elles adorent être comprises, sans trop savoir d'ailleurs en quoi cela consiste. Interroge-la lorsqu'elle te sortira, avec une noble tristesse, la fameuse phrase sur le mari qui ne la comprend pas. Tâche de voir ce qu'elle entend par être comprise, et tu seras effaré par la bouillie de la réponse.
« Donc, au début, compliments massifs. Et ne crains pas d'y aller à fond. Elles avalent tout. Le recours à la vanité est un bon hameçon. Vaniteuses? Oui, mais surtout si peu sûres d'elles. Elles ont tellement besoin d'être rassurées. Parce que le matin, dans la glace, elles se découvrent un tas d'imperfections, les cheveux ternes et trop secs, les pellicules ennemies, les pores trop ouverts, les orteils pas beaux, surtout le dernier, le bossu, le petit infirme avec un ongle de rien du tout. Alors, tu te rends compte du service que tu lui rends en faisant d'elle une déesse? Jamais sûres d'elles-mêmes. C'est pourquoi leur besoin maladif de robes nouvelles qui les feront neuves et de nouveau désirables. Oh, les pauvres ongles trop longs et vernis, leurs crétins sourcils épilés, leur obéissance abrutie aux lois de la mode. Dites-leur que cette année la mode c'est une jupe avec un grand trou au bas du dos, et elles courront se mettre des jupes trouées révélant leurs orbes nus. Complimente donc tout, même l'absurde bibi catastrophé qu'elle se colle, condamnation éternelle au-dessus de sa tête. Autant qu'une nouvelle robe, les compliments lui sont oxygène, elle respire largement et refleurit. Bref, sois le donneur de foi, et elle ne pourra plus se passer de toi, même si tu n'as pas réussi à la séduire complètement, le premier soir. Elle pensera à toi tous les matins au réveil, se redira tes louanges tout en bouclant sa toison, ce qui semble exciter son pouvoir de concentration. Par parenthèse, ne crains pas d'être scabreux de temps à autre. Cela abaisse les barrières. Une fois qu'elle sait que tu sais qu'elle a une toison secrète, que cette toison tu l'imagines, blonde ou châtaine ou brune, elle a moins de défense.
« Neuvième manège, proche du septième, la sexualité indirecte. Dès la première rencontre, qu'elle te sente un mâle devant la femelle. Entre autres, par des viols si mineurs qu'elle ne pourra se rebiffer et qui, d'ailleurs, les convenances étant sauves, ne lui déplairont pas. Par exemple, entre deux phrases déférentes, un tutoiement comme par mégarde, dont tu t'excuseras aussitôt. Et surtout, la regarder bien en face avec un certain mépris, une certaine bonté, un certain désir, une certaine indifférence, une certaine cruauté — c'est un bon mélange et pas cher. Bref, l'odieux regard filtré, le regard d'emprise, ironique et calme, légèrement amusé et irrespectueux cependant qu'avec respect tu lui parles, un regard de familiarité secrète. Hosanna, s'exclame alors son inconscient, celui-ci est un vrai Don Juan ! Il ne me respecte pas ! Il sait y faire ! Alléluia, je suis délicieusement troublée et ne puis lui résister ! Tu vois combien de contradictions. Fort mais vulnérable, méprisant mais complimenteur, respectueux mais sexuel. Et chaque manège lustre son contraire et en accroît l'attrait.
« Encore ceci, Nathan. Ne crains pas de considérer avec attention ses seins. Si rien n'est dit, cela va. Elle devinera ton désir et ne t'en voudra nullement. Seuls les mots offensent. En toi-même donc tandis que de quelque convenable sujet vous causerez, muettement tu lui diras le cantique de ton désir.
« Oui, un cantique en tes yeux, cantique des seins. Ô seins de terrible présence, féminines deux gloires, hautes abondances, bouleversants étrangers devant toi intouchés, présents et défendus, cruellement montrés, trop montrés et point assez montrés, angéliques bombes, doux reposoirs dressés en leur étrange pouvoir, désirable récolte, tourmentantes merveilles et jeunes fiertés, l'une à droite et l'autre à gauche, ô tes deux souffrances, ô les fruits tendus de complaisante soeur, ô les deux lourds de ta main si proches.
« Ainsi lui diront tes yeux, Nathan. Par pitié qu'elle les sorte, diront tes yeux, qu'elle les sorte puisqu'elle te les montre sans les montrer et si mal les cache, si mal exprès. Ô la cruelle qui trop largement respire, car alors ils saillent, prospères et à point, ô la maudite et bien-aimée. Oh, qu'elle les sorte, car tu veux vivre avant de mourir, les sorte enfin et te les tende avec leurs pointes, sublimes surgis et libérés, et que tu les manies enfin et en connaisses le poids et la bénédiction. De grâce, diront tes yeux, qu'elle écarte cette étoffe, hypocrite étoffe qui les recouvre mais les révèle, fameusement armés et présomptueux, et qu'elle te les montre au moins, te les montre une bonne fois, honnêtement te les montre et assez de ces étoffes qui invitent et interdisent et rendent fou. Assez, et que cessent ces feintes. Ces arbres et ce lac que tu vois y seront encore lorsque le pâle huissier de la mort dans ses bras t'emportera, dans ses bras à jamais vers l'humide royaume des étouffements. Donc, vite ses lèvres, diront tes yeux, et toute la toucher, et sur elle t'étendre et la connaître, et en elle vivre et merveilleusement mourir, et sur ses lèvres en même temps mourir.
« Seul au monde, Nathan, privé de semblables, Nathan, elle t'est due, noble et de jeunesse ensoleillée, ô son ventre plat et même délicieusement creusé au-dessus du nombril, j'en fais serment ! Ô belle et femme, ô jeune et concave en son ventre, ô délicieuses jambes, ô longues et suaves, ô puissance féminine, ô solides cuisses présentes sous la robe insupportable une fois de plus tirée, vraiment c'est une manie, ô florissantes hanches, ô torturantes courbes, ô giron existant, doux refuge, ô ses longs cils recourbés, ô sa soumission alanguie bientôt. Oui, bien-aimée, tes yeux- 1 lui diront, oui, je te veux et ne suis que ce vouloir, tout tendu vers toi et ton secret, ton secret présent sous ta robe, existant sous ta robe. «Voilà ce que tes yeux lui diront, et bien davantage, cependant que de Bach honnêtement vous parlerez. Et si tu danses avec elle, ne crains pas de rendre un silencieux hommage à sa beauté. Il ne les offense jamais si les paroles restent déférentes. Ainsi dit Michaël. D'ailleurs, les meilleures s'arrangent pour ne pas trop savoir ce qui s'est passé. La danse finie, Bach de nouveau. »
Sonnerie du téléphone. Il décrocha l'appareil, le mit contre sa tempe à la manière d'un revolver, puis contre son oreille.
— Bonsoir, Elizabeth. Danser avec vous? Pourquoi pas, Elizabeth? Attendez-moi au Donon. Non, je ne suis pas seul. La jeune femme dont je vous ai parlé, celle que vous avez connue à Oxford. Mais non, vous savez bien qu'il n'y a que toi. À tout à l'heure.
II raccrocha, se tourna vers elle.
— Sache, ô cousin chéri, que le dixième manège est justement la mise en concurrence. Panurgise-la donc sans tarder, dès le premier soir. Arrange-toi pour lui faire savoir, primo que tu es aimé par une autre, terrifiante de beauté, et secundo que tu as été sur le point d'aimer cette autre, mais que tu l'as rencontrée elle, l'unique, l'idiote de grande merveille, ce qui est peut-être vrai, d'ailleurs. Alors, ton affaire sera en bonne voie avec l'idiote, kleptomane comme toutes ses pareilles.
« Et maintenant elle e§t mûre pour le dernier manège, la déclaration. Tous les clichés que tu voudras, mais veille à ta voix et à sa chaleur. Un timbre grave est utile. Naturellement lui faire sentir qu'elle gâche sa vie avec son araignon officiel, que cette existence est indigne d'elle, et tu la verras alors faire le soupir du genre martyre. C'est un soupir spécial, par les narines, et qui signifie ah si vous saviez tout ce que j'ai enduré avec cet homme, mais je n'en dis rien car je suis distinguée et d'infinie discrétion. Tu lui diras naturellement qu'elle est la seule et l'unique, elles y tiennent aussi, que ses yeux sont ouvertures sur le divin, elle n'y comprendra goutte mais trouvera si beau qu'elle fermera lesdites ouvertures et sentira qu'avec toi ce sera une vie constamment déconjugalisée. Pour faire bon poids, dis-lui aussi qu'elle est odeur de lilas et douceur de la nuit et chant de la pluie dans le jardin. Du parfum fort et bon marché. Tu la verras plus émue que devant un vieux lui parlant avec sincérité. Toute la ferblanterie, elles avalent tout pourvu que voix violoncellante. Vas-y avec violence afin qu'elle sente qu'avec toi ce sera un paradis de charnelleries perpétuelles, ce qu'elles appellent vivre intensément. Et n'oublie pas de parler de départ ivre vers la mer, elles adorent ça. Départ ivre vers la mer, retiens bien ces cinq mots. Leur effet est miraculeux. Tu verras alors frémir la pauvrette. Choisir pays chaud, luxuriances, soleil, bref association d'idées avec rapports physiques réussis et vie de luxe. Partir est le maître mot, partir est leur vice. Dès que tu lui parles de départ, elle ferme les yeux et elle ouvre la bouche. Elle est cuite et tu peux la manger à la sauce tristesse. C'est fini. Voici la nomination de votre mari. Aimez-le, donnez-lui de beaux enfants. Adieu, madame.
— Adieu, murmura-t-elle, et elle resta immobile.


Tant pis, tant pis, nous sommes des animaux, mais je l'aime et je suis heureux, pensa-t-il. O merveille de t'aimer, lui dit-il. Quand pour la première fois? Osa-t-elle demander. À la réception brésilienne, murmura-t-il, pour la première fois vue et aussitôt aimée, noble parmi les ignobles apparue, toi et moi et nul autre en la cohue des réussisseurs et des avides d'importances, nous deux seuls exilés, toi seule comme moi et comme moi triste et de mépris ne parlant à personne, seule amie de toi-même, et au 1 premier battement de tes paupières, je t'ai connue, c'était toi, l'inattendue et l'attendue, aussitôt élue en ce soir de destin, élue au premier battement des longs cils recourbés, toi, Boukhara divine, heureuse Samarcande.


Elle eut une moue tendre, lèvres rapprochées et avancées, sa première moue de femme.


Sainte stupide litanie, chant merveilleux, joie des pauvres humains promis à la mort, sempiternel duo, immortel duo par la grâce duquel la terre est fécon¬dée. Elle lui disait et redisait qu'elle l'aimait, et elle lui demandait, connaissant la miraculeuse réponse, lui demandait s'il l'aimait. Il lui disait et redisait qu'il l'aimait, et il lui demandait, connaissant la miracu¬leuse réponse, lui demandait si elle l'aimait. Ainsi l'amour en ses débuts. Monotone pour les autres, pour eux si intéressant.
Infatigables en leur duo, ils s'annonçaient qu'ils s'aimaient, et leurs pauvres paroles les enthousias¬maient. Accolés, ils souriaient ou à demi riaient de bonheur, s'entrebaisaient puis se détachaient pour s'an¬noncer la prodigieuse nouvelle, aussitôt scellée par le travail repris des lèvres et des langues en rageuse recherche. Lèvres et langues unies, langage de jeunesse


Dis que tu m'aimes, répétait-il, accroché à l'importante demande. Oui, oui, lui répondait-elle, je ne peux te dire que ce misérable oui, lui disait-elle


Ô débuts, deux inconnus soudain merveilleusement se connaissant, lèvres en labeur, langues téméraires, langues jamais rassasiées, langues se cherchant et se confondant, langues en combat, mêlées en tendre haine, saint travail de l'homme et de la femme, sucs des bouches, bouches se nourrissant l'une de l'autre, nour¬riture de jeunesse, langues mêlées en impossible vou¬loir, regards, extases, vivants sourires de deux mortels, balbutiements mouillés, tutoiements, baisers enfantins, innocents baisers sur les commissures, reprises, sou¬daines quêtes sauvages, sucs échangés, prends, donne, donne encore, larmes de bonheur, larmes bues, amour demandé, amour redit, merveilleuse monotonie.
Ô mon amour, serre-moi fort, je suis à toi purement toute, disait-elle. Qui es-tu, qu'as-tu fait pour m'avoir prise ainsi, prise d'âme, prise de corps? Serre-moi, serre-moi plus fort, mais épargne-moi ce soir, disait-elle. D'intention je suis ta femme déjà, mais pas ce soir, disait-elle. Va, laisse-moi seule, laisse-moi pen¬ser à toi, penser à ce qui m'arrive, disait-elle. Dis, dis, dis que tu m'aimes, balbutiait-elle. O mon amour, disait-elle, bienheureuse et en larmes, personne, ô mon amour, personne avant toi, personne après toi. Va, mon aimé, va, laisse-moi seule, seule pour être plus avec toi, disait-elle. Non, non, ne me quitte pas, suppliait-elle en le retenant des deux mains, je n'ai que toi au monde, je ne peux plus sans toi, supplia' elle égarée, à lui agrippée.


Et si, n'ayant pas encore pris son petit déjeuner, elle avait soudain un borborygme de faim, elle se fâchait contre le borborygme .Assez ! Criait-elle au borborygme. C'est vilain. Tais-toi, je suis amoureuse ! Bien sûr, elle se savait idiote, mais c'était exquis d'être idiote, toute seule, en liberté.


Une nuit, lorsqu'il dit qu'il était l'heure de se quitter, elle s'accrocha, dit qu'il n'était pas tard, le supplia de rester, l'informa en français puis en russe qu'elle était sa femme. Ne me quitte pas, ne me quitte pas, implora la voix dorée. Il se mourait de rester, mais il fallait la maintenir en soif de lui, et qu'à sa présence elle n'associât jamais fatigue ou satiété. Il avait honte d'avoir déjà recours à ce misérable truc, mais il le fallait, il fallait être le regretté, celui qui partait. Il sacrifia donc son bonheur aux intérêts supérieurs de leur amour, se leva et ralluma.
Lèvres encore hébétées, elle lui demanda de ne pas la regarder, alla devant la glace de la cheminée. Après avoir réparé le désordre de sa robe et rajusté sa chevelure, elle dit qu'elle était visible maintenant, et elle lui adressa un sourire de bonne société, toutes hardiesses ignorées. Il lui baisa la main, témoignage de déférence qui fut accueilli avec gratitude, car elles adorent être respectées après les râles et les tutoiements mouillés.


Lèvres tremblantes, elle lui proposa une tasse de thé. Il accepta avec impassibilité. Guindée, les joues enflammées, elle versa du thé sur le guéridon, dans les soucoupes, et même dans les tasses, demanda pardon, tendit ensuite d'une main le petit pot à lait et de l'autre les rondelles de citron. Laine ou coton ? demanda-t-elle. Il eut un rire, et elle osa le regarder. Il eut un sourire, et elle lui tendit les mains. Il les prit, et il plia le genou devant elle. Inspirée, elle plia le genou devant lui, et si noblement qu'elle renversa la théière, les tasses, le pot à lait et toutes les rondelles de citron. Agenouillés, ils se souriaient, dents éclatantes, dents de jeunesse. Agenouillés, ils étaient ridicules, ils étaient fiers et beaux, et vivre était sublime.


Pour penser à Ariane dans les bras d'Isolde, il avait fermé les yeux, feignant de dormir, tandis qu'elle lui caressait les cheveux tout en murmurant en elle-même une folle berceuse. Dors, mon bonheur, mon pauvre bonheur, murmurait-elle, et elle savait qu'il la quitterait un jour, savait qu'elle était vieille, et elle lui souriait, impuissante, attendrie par le malheur qui l'attendait, mais n'éprouvant que tendresse pour ce méchant qu'elle avait encore. Elle le contemplait, presque heureuse soudain parce que, lui dormant, elle pouvait l'aimer entièrement sans en être empêchée par lui.


Après avoir prophétisé, subitement vertueuse, que les femmes le perdraient, elle sortait du lit, se rhabillait avec force, en femme d'action, déclarait que cette fois c'était fini, qu'elle ne le reverrait plus, enfilait ses gants avec une froide résolution. Ces fermes préparatifs de départ pour avoir un prétexte à rester encore, mais honorablement. Et aussi pour manifester une volonté inébranlable de le quitter pour toujours, attestée surtout par l'énergique boutonnement de la veste, sur les pans de laquelle elle tirait ensuite à diverses reprises, jamais satisfaite du résultat, semblait-il. Et encore, ces préparatifs résolus, parce qu'elle espérait que s'il voyait qu'elle était vraiment prête à partir, et si elle restait assez longtemps à se préparer, il finirait bien par la supplier de rester. Pour parfaire la comédie, lui, de son côté, approuvait cette volonté de rupture, l'engageait à partir. Les deux crânaient, chacun avec la frousse intense que l'autre ne fût cette fois sérieux et décidé, mais aussi, en même temps et paradoxalement, avec la certitude intime qu'en fin de compte il n'y aurait pas de séparation, ce qui leur donnait la force d'être menaçants et déterminés à rompre.
Lorsqu'il n'y avait plus rien à boutonner, à tirer et à ajuster, plus de poudre à soigneusement mettre devant la glace sur un visage de marbre, il lui fallait bien partir. Arrivée à la porte, elle posait la main sur la poignée, appuyait lentement dans l'espoir qu'il comprendrait que c'était sérieux et qu'il la supplierait enfin de rester. S'il gardait le silence, elle lui disait gravement adieu, pour le faire souffrir et déclencher une supplication; ou même, plus solennellement : «Adieu, Solal Solal !» ce qui faisait plus frappant, tous les effets s'usant vite. Ou encore elle disait avec le laconisme poli de la résolution sérieuse : «Je vous serais reconnaissante de ne pas m'écrire, de ne pas me téléphoner. » Si elle le sentait souffrir, elle était capable de partir sur-le-champ et de ne pas lui donner signe de vie pendant plusieurs jours. Mais si, souriant, il lui baisait courtoisement la main, la remerciait des belles heures qu'elle lui avait données et lui ouvrait la porte, alors elle le giflait sur les deux joues. Non seulement parce qu'elle le détestait de ne pas souffrir et de ne pas la retenir, non seulement parce qu'elle souffrait, mais encore et surtout parce qu'elle ne voulait pas partir et que les gifles lui permettraient de faire traîner les choses en longueur et de parvenir à une réconciliation, soit parce qu'elles lui fourniraient la possibilité honorable de demander pardon au giflé et de rester, soit encore parce qu'elles déclencheraient, en riposte espérée, quelque rudesse de lui, rudesse déclencheuse de larmes féminines, à leur tour déclencheuses d'une demande masculine de pardon, suivie de vives tendresses.


Avec le faible sourire du malheur, elle considérait la valise qu'elle venait de remplir au hasard, comme en rêve, la même avec laquelle elle était partie le rejoindre à Paris, trois ans auparavant, au début de leur liaison, partie avec tant de joie. Allons, debout, fermer la valise maintenant. Elle n'y parvint pas, eut de petits sanglots impuissants de malade, s'assit sur la valise pour la boucler. Lorsqu'elle y réussit, elle n'eut pas la force de se lever, resta assise, mains pendantes. Apercevant une déchirure au bas gauche, elle haussa les épaules. Tant pis, pas le courage.
Devant cette vieille dans la glace, cette vieille Isolde qu'on avait voulu garder par pitié mais qu'on ne touchait plus, elle fit une grimace, déboutonna le haut de sa robe, tira sur le soutien-gorge dont les bretelles craquèrent. Eh oui, usés les pauvres. Elle se reput de leur relâchement, appuya les mains sur eux pour en accentuer la chute. Eh oui, moins fermes et c'était fini. Ils avaient baissé de trois ou quatre centimètres, fini, plus d'amour. Ramollis, plus d'amour. Elle ôta ses mains pour s'assurer de leur déchéance, remua son torse pour les voir s'en aller de part et d'autre, s'en amusa de désespoir. Tous les soirs pendant des années elle l'avait attendu, sans savoir s'il viendrait,
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tous les soirs habillée pour lui, sans savoir s'il viendrait, tous les soirs la villa impeccable pour lui, sans savoir s'il viendrait, tous les soirs à la fenêtre l'avoir attendu, sans savoir s'il viendrait. Et voilà, fini maintenant. Et pourquoi ? Parce que ces deux bourses en haut étaient moins enflées que celles de cette femme. Et lorsqu'il avait été malade, les nuits passées à le veiller, couchée par terre, sur le tapis, tout près du lit. Saurait-elle le soigner, l'autre? Lui téléphoner, à cette femme, l'avertir de cette allergie au pyramidon et à l'antipyrine? Tant pis, qu'ils se débrouillent. Bien sûr, il avait de la tendresse pour elle, il faisait de son mieux les rares fois où il venait, il la complimentait de son élégance, s'intéressait à ses robes, lui parlait de ses beaux yeux. Toutes les vieilles avaient de beaux yeux, c'était leur spécialité. De temps à autre, des baisers sur la joue ou même sur l'épaule, à travers la robe. Une étoffe, ce n'était pas dégoûtant. Des baisers pour vieilles. Des caresses pour vieilles. En somme, elle le dégoûtait. Pauvre, si gêné lorsqu'il lui avait bien fallu avouer cette autre, si triste de lui faire mal. Triste, mais de vrais baisers le soir même, à l'autre.

De nouveau, devant la glace, elle remua ses seins. Hop à droite, hop à gauche ! Balancez-vous, vieillards ! Née trop tôt, voilà. Trop pressé, son père. Et puis les poches sous les yeux, la peau flasque sous le menton, les cheveux secs, la cellulite, et toutes les autres preuves de la bonté de Dieu. Elle reboutonna le haut de la robe, se rassit sur la valise, sourit à la fillette qu'elle avait été, sans cellulite, toute neuve, un peu peureuse, effrayée par une image d'un livre e prix, un nègre qui guettait derrière un arbre.


De ses deux mains en coupe, elle souleva ses seins. Voilà, ils étaient ainsi autrefois. Elle les laissa retomber, leur sourit. Les pauvres, murmura-t-elle. Le stylo qu'elle lui avait donné, il s'en servirait pour écrire à cette femme. Ariane, mon unique. Bien sûr, son unique puisque glandes mammaires en bon état. Ton tour viendra, ma petite. Saleté de vieux corps, elle en était dégoûtée aussi. Au cimetière, dans un trou, ce vieux dégoûtant ! Sale vieille, dit-elle à la glace, pourquoi est-ce que tu es vieille, dis, sale vieille ? Tes cheveux teints ne trompent personne ! Elle se moucha, éprouva une sorte de satisfaction à se regarder dans la glace, déshonorée, assise sur une valise, en train de se moucher. Allons, se lever, faire des gestes de vie, téléphoner.
Ballottée dans le taxi, elle regarda ses mains. C'était la première fois qu'elle sortait sans s'être lavée. Dégoûtante, sourit-elle. Pas eu la force, on était tellement seule quand on se savonnait, quand on se séchait. Et puis à quoi bon? Voilà, c'était arrivé, c'était le malheur. Punie pour crime de vieillesse. Elle se rapprocha de la fenêtre. Versoix. Ces gens dehors, déjà dans la vie, marchant vite, lavés, ayant tous un but. La jeune aussi avait un but, elle le verrait ce soir. Allons, prépare-toi pour ce soir, savonne-toi bien pour ne pas puer. Moi aussi j'ai fait tout ça pour lui pendant trois ans, chaque jour. Il serait triste quand il lirait la lettre, ça ne l'empêcherait pas ce soir de. Les deux langues qui bougent, dégoûtant. Elle ouvrit et referma sa bouche pour en sentir la pâteuse amertume, eut envie de thé. En somme, il restait des intérêts dans la vie. Une tasse de thé, un beau livre, la musique. Pas vrai. Oh, ce sale besoin d'être aimée, ce besoin à tout âge.


Genthod-Bellevue. Bientôt Genève, bientôt la gare. Au début de leur amour, lorsqu'elle était allée le rejoindre à Paris, elle l'avait trouvé qui l'attendait à la gare, grand, sans chapeau, les cheveux en désordre, absurde, près de l'employé qui prenait les billets. Son sourire lorsqu'il l'avait vue, et il l'avait prise par le bras. Elle avait été étonnée de le trouver à la gare, ce n'était pas son genre de venir attendre. À l'hôtel, c'était le Plaza, il l'avait déshabillée tout de suite, la robe avait craqué en haut, il l'avait portée jusque dans le lit, et l'idiote de quarante-deux ans, si heureuse, si fière. Déjà vieille pourtant, déjà vieille à ce moment-là, alors pourquoi ? Il n'aurait pas pu la laisser tranquille? Tous ses efforts pendant trois ans pour se faire belle. Les instituts de beauté, à quoi ça avait servi ? Les poils repoussaient sur les jambes des mortes les premiers jours. Eh bien, ça n'avait qu'à repousser, ça lui était bien égal. Voilà la gare, le départ pour nulle part. Faire encore des gestes de vie.


Allées de Meilhan. Elle s'assit sur un banc. Au-des¬sus, les feuilles de platane s'agitaient à peine. Tout ça continuerait sans elle, il y aurait des arbres, des fleurs, et elle toute seule dans de la terre. L'idéal serait de mourir sans avoir à s'en occuper. C'était de s'en occu¬per qui était terrible.


Dans sa chambre du Noailles. Le maître d'hôtel vient de déposer le plateau de viandes froides. Jam¬bon, poulet, rosbif. Le basset se tient sagement assis sur sa chaise, solennel, attentif, religieux, se voulant exemplaire pour mériter ces merveilles qu'il hume et fixe de ses yeux croyants. Il regarde tour à tour l'im¬portante dame et les viandes avec une respectueuse intensité, avec la peur de n'être pas assez chien modèle, mais les pattes de devant un peu dansantes pour mani¬fester une faim bien élevée quoique intense. Mais alors quoi, elle n'en donne pas? Qu'elle n'en mange pas, d'accord, c'est son affaire, mais qu'elle ne lui en donne pas, c'est un peu fort de café, il a un de ces creux ! De sa patte droite, il esquisse une sollicitation, refrénant de son mieux l'envie de se servir lui-même, car il s'agit de se faire bien voir. Ah bon, elle a com¬pris, c'est pas trop tôt ! II happe la tranche de jambon qu'elle tend, se l'engloutit en deux temps trois mou¬vements. Idem avec trois autres tranches de jambon. Ça devient un peu monotone. Cette femme manque d'imagination. H avance une patte puis l'autre, le regard fixe pour lui faire comprendre qu'il est tout prêt à s'intéresser au poulet et au rosbif. Elle sonne. Le maître d'hôtel entre, reprend le plateau. Boulinou affolé adjure du regard, dansote d'émoi. Eh là, mon¬sieur, et le rosbif et surtout le poulet que j'adore plus que tout ! C'est pas des choses à faire ! Mais qu'est-ce qu'elle a cette femme?


Jeunes gens, vous aux crinières échevelées et aux dents parfaites, divertissez-vous sur la rive où tou¬jours l'on s'aime à jamais, où jamais l'on ne s'aime toujours, rive où les amants rient et sont immortels, élus sur un enthousiaste quadrige, enivrez-vous pen¬dant qu'il est temps et soyez heureux comme furent Ariane et son Solal, mais ayez pitié des vieux, des vieux que vous serez bientôt, goutte au nez et mains tremblantes, mains aux grosses veines durcies, mains tachées de roux, triste rousseur des feuilles mortes.


Amour, ancienne aimée, est-ce toi ou ma jeunesse que je pleure? demande celui qui fin jeune. Quelle sorcière me rendra mes hymnes noirs pour que j'ose revoir l'ancienne aimée et ne plus l'ai¬mer? Mais il n'y a pas de sorcière et la jeunesse ne revient pas. Ah, c'est à mourir de sourire.

Les autres se consolent avec des honneurs, des conversations politiques ou de la littérature. Ou encore ils se consolent, les imbéciles, avec le plaisir d'être connus ou de commander ou de faire honora¬blement sauter leurs petits-enfants sur leurs genoux. Moi, dit celui qui fut jeune, je ne peux pas être sage, je veux ma jeunesse, je veux un miracle, je veux les fruits et les fleurs de l'aimée, je veux n'être jamais fatigué, je réclame les hymnes noirs qui cou¬ronnaient ma tête. Il a du, culot, le vieillard. Allons, qu'on lui prépare un cercueil bien neuf et qu'on l'y fourre !


Il y a du silence au cimetière où dorment les anciens amants et leurs amantes. Ils sont bien sages maintenant, les pauvres. Finies, les attentes des lettres, finies les nuits exaltées, finis les battements moites des jeunes corps. Au grand dortoir, tout ça. Tous allongés, ces régiments de silencieux rigolards osseux qui furent de vifs amants. Tristes et seuls au cimetière, les amants et leurs belles. Les râles émerveillés de l'amante stupéfaite de jouissance, soudain ondulante, ses yeux levés de sainte, ses yeux clos savourant le plaisir, les nobles seins qu'elle te donna, dans de la terre, tout ça. À vos terreuses niches, les amants.


[…]sauf que le roi une nuit il a carambolé la reine, et total tout est dû à mademoiselle la princesse, toujours aux grands bals que jamais elle vous frottera un parquet ou vous fera une lessive, même pas un petit savon¬nage de ses bas le soir en rentrant, que pourtant c'est vite fait, mais non, toujours à rigoler dans les châ¬teaux, et un tapis précieux pour mademoiselle quand elle descend du train vu que tu dois chérir même ses semelles de ses souyiers, et tous à lui faire des res¬pects comme si elle avait pas une fente en long où que je me pense, comme n'importe qui, voilà je vous ai dit mon idée, […]


Oui, oui, je sais que les hommes naissent libres et égaux en droit, mais ça ne dure pas longtemps !


En ce Berlin tout est â l'envers, mon cher ! Les humains en cage et les bêtes en liberté ! Paroles françaises tant qu'on en voudra !


À la terrasse de ce café, tous ces idiots qui n'aimaient pas et lisaient des journaux, toutes ces misérables qui n'étaient pas aimées et mangeaient d'énormes glaces au chocolat avec beaucoup de crème fouettée pour se consoler. Mon Dieu, à quoi pouvait servir cette grosse vieille, avec ce pékinois camus? Allez, au cimetière !


Marche triomphale de la haute nymphe allant à larges enjambées, sûre de ce soir, orgueilleuse de sa servitude. Elle s'arrêta soudain, émerveillée. Elle était la femme d'un homme, sa propriété. Ô merveille d'être la femme d'un homme et sa proie, la fragile d'un homme.


[…]vous rappelez cette soirée chez vous avec un tas de gens moi censément une invitée comme eux exquis de se vouvoyer en étrangers bien élevés et savoir qu'on serait nus bientôt nos yeux se tutoyaient je vous ai fait une moue de baiser sans que les autres s'en doutent exquis d'être frôlée par vous quand vous m'avez offert une cigarette on était des élus devant cette bande de conjugaux exquis de prendre congé de vous et de savoir que tout à l'heure quand les autres partis je reviendrais […]


[…]oui c'est vrai quand il n'est pas avec moi je l'aime encore plus parce que quand il est là il me gêne un peu je ne suis pas assez libre pour l'aimer' et puis ça devient très vite sensuel quand il est là et alors je l'oublie un peu on gèle de l'eau chaude s'il te plaît merci ça suffit quand je vais lui écrire une lettiF je me fais la main avant d'écrire pour de bon j'essaye des écritures de diverses grandeurs et allures ensuite un buvard sous ma main droite pour protéger le papier et avec l'autre main je soutiens un sein floris¬sant je penche ma tête sur l'ouverture de ma robe pour respirer l'odeur de nudité qui monte dans la cha¬leur ne pas lui dire ça une femme ne doit jamais être impudique en paroles surtout en plein jour aimé[…]


— Que te dirai-je de plus, ami Mangeclour, dit Michaël, sinon que le seigneur aura bien raison de la secouer et délicieusement malmener en cette nuit d'amour parfait car en notre vie mortelle il n'est d'autre vérité que le chevauchement, tout le restant n'étant que lanternes et fariboles. Car l'homme ne vit que durant un clignotement de paupières et ensuite c'est la pourriture à jamais, et chaque jour tu fais un pas de plus vers le trou en terre où tu moisiras en grande stupidité et silence, en la seule compagnie de vers blancs et gras comme ceux de la farine et du fromage, et ils s'introduiront en lenteur et sûreté dans tous tes orifices pour s'y nourrir. En conséquence, mes amis, je chevauche hardiment chaque soir de ma vie autant qu'il m'est donné et afin que je puisse mourir tranquille, ayant bien accompli ma charge d'homme car, sachez-le, c'est ce qu'elles attendent de nous, n'ayant que ce but en leur brève vie et cette pensée en leur cervelle. Bien plus, c'est la volonté de Dieu que nous les servions et contentions, et c'est pour cet accomplissement qu'il nous a créés et formés. Et s'il a mis en nous la faim de viande, la soif de vin et le besoin de sommeil, c'est afin que cette viande, ce vin et ce sommeil composent une semence bien épaisse et que nous en fassions don aux pauvrettes qui l'attendent !


Tous rites accomplis, il tira la chaîne, considéra le tumulte de la chasse d'eau et la faïence redevenir blanche et nette. Voilà, le temps cicatrisait tout.


Une fois encore assis sur le siège, il ôta le cran d'ar¬rêt du browning, le remit, passa ses doigts dans ses cheveux en sueur, considéra ses doigts, les essuya à la veste du pyjama. Il avait peur. Des gouttes coulaient le long du collier de barbe, venaient se rejoindre sous le menton. Il avait peur. De nouveau, il ôta le cran d'ar¬rêt. Même pour mourir, il fallait faire un geste de vie, presser la détente. L'index qui pressait la détente, qui bougeait encore une fois afin de ne plus jamais bouger. Oui, voilà, le tout était que l'index voulût presser. Mais lui, non, il était jeune, il avait toute la vie devant lui. Conseiller bientôt, puis directeur de section. Demain, dicter le rapport. Se lever maintenant, télé¬phoner pour un taxi, et puis le Donon. Oui, le Donon. Mais d'abord le mettre un peu contre la tempe, juste pour voir comment c'était quand on s'y décidait. Mais lui, non, pas si bête, il était jeune, il avait toute la vie devant lui. Lui, c'était seulement pour voir. Seulement faire le geste, pour se rendre compte, pour voir corn¬ent on faisait. Oui, c'était comme ça qu'on faisait, le canon contre la tempe. Mais lui, non, son index ne voudrait pas. Lui, c'était seulement pour voir. Lui, non, non, très peu pour lui, pas si bête. Bien dormi, bien reposée? Une fois, elle lui avait cligné de l’œil.
Elle lui cligna de l’œil et son index voulut. Couche toi maintenant, il est tard, chuchota une voix à son oreille tandis que lentement il se prosternait. Le front sur le tabouret, entre les pattes de l'ourson, il entra dans la chambre chaude de son enfance.


À l'aurore, il la quittait doucement, attentif à ne pas la réveiller, allait chez lui. Parfois, ouvrant les yeux, elle protestait. Ne me quitte pas, gémissait-elle. Mais il s'arrachait aux bras qui le retenaient vaguement, la rassurait, lui disait qu'il reviendrait bientôt. Ces départs du matin, c'était parce qu'il ne voulait pas être vu moins parfait, non rasé et non baigné. C'était aussi parce qu'il avait peur, lorsqu'elle irait prendre son bain, d'entendre le grondement préliminaire et terrifiant de la chasse d'eau, tumulte funeste.
Rasé et baigné, en robe- de chambre, il lui téléphonait, lui demandait s'il pouvait venir. Dans quelques minutes, répondait-elle. Coiffée et baignée, en blanc déshabillé, elle allait ouvrir la fenêtre de la salle de bains pour aérer, refermait la porte, vérifiait une der¬nière fois le visage de l'aimée, l'approuvait, s'enor¬gueillissait du cerne de ses yeux, rectifiait la mèche frontale, lui téléphonait qu'elle était prête. Il entrait, et c'était la merveille de se contempler, demi-dieux en leurs robes d'amoureuse prêtrise, poétiques et net¬toyés.


Je t'aime, lui redit-il en lui-même, et il adora les touchantes sphères, saintes sphères des femmes, bouleversantes marques de leur supériorité, orbes de tendresse, divines bontés.


Eh bien, parler. Mais de quoi? Lui dire qu'il l'aimait ne lui apprendrait rien de nouveau. D'ailleurs, il le lui avait dit trois fois tout à l'heure, une fois avant le coït, une fois pendant, une fois après. Elle était au courant. Et puis parler d'amour ne prenait plus comme du temps de Genève. En ce temps-là, chaque fois qu'il lui disait qu'il l'aimait, c'était pour elle une divine surprise, et elle faisait une tête ravie, vivante. Maintenant, lorsqu'il lui disait ce sacré amour, elle accueillait cette information bien connue avec un sourire peint, un immobile sourire de mannequin de cire, tandis que son inconscient s'embê¬tait. Devenus protocole et politesses rituelles, les mots d'amour glissaient sur la toile cirée de l'habitude. Se tuer pour en finir? Mais quoi, la laisser seule ?
Allons, vite, lui parler, ne plus rester devant cette fenêtre. Mais de quoi lui parler, de quoi ? Ils s'étaient tout dit, ils savaient tout l'un de l'autre. Ô les décou¬vertes des débuts. C'était parce qu'ils ne s'aimaient plus, diraient des idiots. Il les foudroya du regard. Pas vrai, ils s'aimaient, mais ils étaient tout le temps ensemble, seuls avec leur amour.
Seuls, oui, seuls avec leur amour depuis trois mois, et rien que leur amour pour leur tenir compagnie, sans autre activité depuis trois mois que de se plaire l'un l'autre, n'ayant que leur amour pour les unir, ne pouvant parler que d'amour, ne pouvant faire que 'amour.


— Tais-toi, frère, tu n'y entends rien, dit Solal. Si ta femme est heureuse, c'est pour dix raisons dont neuf n'ont rien à voir avec l'amour.


— Bateaux polaires, expliqua-t-il après l'a regardée en silence.
Elle s'empressa de sourire, dit que c'était mignon. Sur quoi, il lui lança un regard soupçonneux Mais non, elle était sincère, elle admirait vraiment. Ô imbattable amour d'une femme, étrange pouvoir sexuel. S'il s'avisait un jour de faire un pâté de sable ou de pousser un cocorico, elle serait capable de s'extasier et d'y voir la présence émouvante génie.


S'apercevait-elle de leur tragédie? Non, elle était une femme bien, ferme en son propos d'amour.


La regardant dormir, il conjugua silencieusemen,t le verbe faire l'amour, au passé, au présent et, hélas, au futur. Il venait d'attaquer le subjonctif lorsque, brusque¬ment réveillée, elle lui baisa la main, puis le regarda, bouleversante de foi et attendant de lui.
— Que fait-on, aimé?
Mais toujours la même chose, hurla-t-il en lui-même, on s'aime ! A Genève, elle ne lui aurait pas posé cette terrible question. À Genève, il n'y avait qu'à être ensemble, et c'était le bonheur. Tandis que main¬tenant elle voulait tout le temps savoir quelle pitance il allait lui offrir. La prendre encore? Aucune envie. Elle non plus, d'ailleurs. Lui dire une tendresse? Elle n'en sauterait pas au plafond. Essayer tout de même.
— Je t'aime, lui dit-il une fois de plus en ce jour, jour d'amour comme tous leurs jours.
[…]
Dehors, universelle, une inlassable pluie disait leur malheur. Enfermés dans la souricière d'amour, condamnés aux travaux d'amour à perpétuité, ils étaient couchés l'un près de l'autre, beaux, tendres, aimants et sans but. Sans but. Que faire pour animer cette torpeur? Il la serra contre lui pour animer la torpeur. Alors elle se pelotonna contre lui. Que faire maintenant? Ils avaient depuis longtemps dévidé leurs cocons de souvenirs, de pensées, de goûts communs. Tout leur cocon sensuel aussi. On allait vite au bout de la chair. De nouveau, elle se blottit contre l'homme de sa vie et il eut mal de pitié Il n'avait pas répondu à sa question et la pauvre n'osait pas la répéter. Ah, ce qu'il faudrait maintenant, c'était deux heures d'adultère au Ritz ! Elle, venue en cachette le voir à quatre heures, venue avec battements de coeur et de paupières, et sachant avec douleur et joie de vivre qu'elle devait absolument le quitter à six heures. Ah, elle ne songerait pas alors à lui demander ce qu'on allait faire !
— Aimé, il pleut moins maintenant. Voulez-vous qu'on fasse tout de même quelques pas dehors? Cela vous ferait du bien.
S'ils étaient à Genève, elle toujours vivant avec son Deume, et si elle devait être de retour à Cologny dans deux heures, est-ce qu'elle lui proposerait une prome¬nade hygiénique? Non, collée à lui jusqu'à la dernière minute, intéressée, vivante ! Et en rentrant à Cologny, elle serait insupportable avec le pauvre Deume, cris¬talliserait sur l'amant si rarement vu, cristalliserait en attendant le prochain revoir. Et quel délice de penser que le mois prochain ils profiteraient d'une absence du mari pour aller passer trois jours à Agay, trois jours qu'elle cajolerait d'avance, trois jours dont elle cares¬serait les petites plumes pendant les soirées mornes avec le mari. Mais c'était lui qui était le mari mainte¬nant, un mari à qui on donnait des baisers bruyants sur la joue, comme à un bébé. Et même elle lui parlait par¬fois comme à un mari. Ne lui avait-elle pas dit l'autre jour qu'elle avait sa migraine ?


Elle se serra contre lui. Comme au Ritz, comme à leur premier soir, pensa-t-elle, et elle lui reprit la main, la porta à ses lèvres cependant qu'il remâchait cette malédiction d'être toujours ensemble et de n'avoir rien d'autre que de s'aimer. Partir et ne la voir qu'une fois par semaine pour lui donner la joie des retrouvailles? Mais que feraient-ils, elle et lui, les six autres jours?


«Pauvre Deume, si bon, si doux, qu'elle a ahandonné pour moi, pour moi faisant le fort au Ritz, le désinvolte gorille, et humiliant le gentil Deume ! C'est la honte au coeur que je l'humiliais au téléphone, mais il le fallait puisqu'elle exigeait d'être achetée au sale prix ! Comique, je parlais contre la force et la virilité, et c'est par la force et la virilité que je l'ai conquise, honteusement conquise ! La honte qui me mord chaque fois que je me rappelle mon brio de gorille an Ritz, ma parade de coq de bruyère, mon animale danse nuptiale ! Mais que faire? Je lui avais offert un vieux, un doux et un timide, et elle n'en avait pas voulu, d elle lui avait lancé un verre ou je ne sais quoi à h figure ! Silence !
« Est-ce que je suis fou, est-ce que je déraille avec mon histoire d'adoration animale de la force, de force qui est pouvoir de tuer? Mais non, je la revois oui, vous, oui, toi, je la revois si troublée et respec¬tueuse devant la cage du tigre, l'autre jour, à Nice, au cirque, pendant l'entracte ! Quel éclair sensuel dans ses yeux ! D'émoi, elle m'a serré fort la main, faute sans doute de pouvoir serrer celle du tigre ! Oui, d'ac¬cord, c'est la patte qu'il fallait dire. Excitée, troublée par le tigre, oui, comme la bonne femme Europe par le taureau! Pas bête, Jupiter, il connaissait les femmes ! La vierge Europe aux longues tresses a sûrement dû dire au taureau, les yeux chastement baissés : vous êtes un fort, vous, mon chou. Et cette autre bonne femme espagnole dans une pièce, qui dit à son chéri qu'il est son lion superbe et généreux ! Son lion ! Ainsi donc, le mot qui à cette ignoble Doha Sol de la poix et du goudron, le mot qui lui a semblé le plus aimant des mots, le plus admiratif, le plus aimable, c'est le mot qui désigne une bête à énormes canines et griffes et grand pouvoir de tuer ! Vous êtes mon lion superbe et généreux ! Ô immonde créature !
«D'ailleurs, celle-ci, la silencieuse devant moi, fai¬sant la noble, n'a-t-elle pas eu l'audace l'autre jour à Nice, devant la cage, de me dire qu'elle aimerait tou¬cher le pelage du tigre ! Toucher ! Donc attirance sexuelle ! Avec les mains commence le péché ! Silence ! Et qui sait, elle préfère peut-être le pelage du tigre au pelage de Solal ! Et tous vos flirts avec tous les chats que vous rencontrez ! Le chat d'hier, tigre en réduction, funeste aux oiseaux, vous l'avez caressé sur le ventre avec un plaisir significatif! Silence, fille de Moab ! Mais les limaces, non, elle ne les caresse pas, elle s'en écarte avec dégoût ! Pourquoi ce dégoût, pourquoi pas de flirts avec les limaces? Parce que molles et non érectiles, les limaces, parce que sans muscles et sans canines, les limaces, parce que faibles et incapables de tuer ! Mais un tigre, ou un généralis¬sime, ou un dictateur, ou un Solal faisant l'insolent et le dynamique au Ritz, à la bonne heure.


— Bonne nuit, dit-il en se levant, mais elle le retint.
— Écoute, Sol, il faut que je te dise que je ne suis pas très bien, je n'ai pas dormi cette nuit, finissons. en, je sens que je n'aurai plus la force de te répondre, je n'en peux plus. Écoute, ne gâchons pas cette soirée. (En admettant que nous ne la gâchions pas, il yen a trois mille six cent cinquante autres à ne pas gâcher, pensa-t-il.) Écoute, Sol, je ne t'aime pas parce que tu es beau, mais je suis heureuse que tu sois beau. Ce serait triste si tu devenais laid, mais laid ou beau tu seras toujours mon aimé.
— Pourquoi ton aimé si sans jambes ni doigts de pied? Pourquoi tellement ton aimé?
— Parce que je t'ai donné ma foi, parce que tu es toi, parce que tu es capable de poser des questions aussi folles, parce que tu es mon inquiet, mon souffrant.
Il s'assit, décontenancé. La flèche avait porté. Zut, voilà qui était de l'amour tout de même. Il se gratta la tempe, fit des grimaces de va-et-vient avec sa bouche fermée, s'assura de l'existence de son nez, l'interrogea. Puis, s'approchant du gramophone, il en tourna rêveusement la manivelle. S'apercevant soudain qu'elle tournait sans résistance, il se rappela le ressort cassé, lança un regard méfiant. Non, elle n'avait pas remarqué. Il racla sa gorge pour se donner de l'assu¬rance, se leva. Eh non, elle mentait sans le savoir. Si elle croyait qu'elle l'aimerait même atroce et tronc, c'était tout simplement parce qu'en ce moment il était beau, honteusement beau.
Dieu, à quoi s'occupait-il ? Il y avait de par le monde des mouvements de libération, des espoirs, des luttes pour plus de bonheur parmi les hommes. Et lui, à quoi s'occupait-il? À créer un lamentable cli¬mat passionnel, à désennuyer une malheureuse avec du tourment. Eh oui, elle s'ennuyait avec lui. Mais au Ritz, le premier soir, elle ne s'était pas ennuyée. Oh, son éblouissement de bonheur au Ritz, le premier soir. Et qui l'avait ainsi éblouie? Un nommé Solal qu'elle ne connaissait pas. Et maintenant il était un homme qu'elle connaissait, et qui avait eu un éter¬nuement marital, cet après-midi, après le coït, un éter¬nuement qu'elle avait affreusement entendu dans le silence du répit. Eh oui, elle l'avait d'avance trompé avec le Solal du premier soir, le sans éternuement du Ritz, le poétique.
Solal cocu de Solal, murmura-t-il, et il tira sa cri¬nière annelée à droite et à gauche pour faire deux cornes, salua le cocu dans la glace cependant qu'elle grelottait, les yeux baissés. Eh oui, elle l'avait trompé avec lui-même puisqu'elle avait osé l'aimer dès le premier soir ! Elle avait trompé le connu de mainte¬nant avec l'inconnu du Ritz ! Le premier étranger venu, un Solal quelconque, et qui n'était pas le vrai Solal, elle lui avait baisé la main ! Et pourquoi ? Pour tout ce qu'il méprisait, pour d'animales raisons, les mêmes que du temps de la forêt préhistorique ! Et dès le premier soir, à Cologny, elle avait accepté de coller sa bouche contre la bouche d'un inconnu! Ô la sans vertu! Ô les sans-vertu qui aimaient les hommes Incroyables, si fines, elles aimaient les hommes, de toute évidence elles aimaient les hommes, les vantards et grossiers, les pleins de poils ! Incroyable, elles acceptaient la sensualité des hommes, la voulaient, s'en gorgeaient ! Incroyable, mais vrai ! Et personne ne s'en scandalisait !


Si c'est ça l'amour moi j'en veux pas, avec mon défunt on aurait fait nos petits besoins ensemble pour pas se quitter et moi je / dis que c'est ça l'amour,


Mon sacré, lui avait-elle dit un jour en le déshabillant doucement. Massacrée, lui avait-il répondu intérieurement. Pauvre vengeance.


Elle se mettait au piano et chantait cependant qu'il écoutait, avec un vague sourire au ridicule de leur vie. Ou encore ils parlaient de littérature C'était effrayant à quel point ils s'intéressaient à la littérature. Sombrement, il savourait la misère de entretiens. L'art était un moyen de communion avec les autres, dans le social, une fraternisation. Dans déserte, pas d'art, pas de littérature.


Ah oui, aller sur la terrasse en smoking et se faire piquer les chevilles, et parler des couleurs de la mer; et faire le merveilleux, et la regarder chaud et profond dans les yeux, et trouver des manières inédites de dire qu'il l'aimait. Et pourtant, oui, il l'aimait. Nulle femme jamais aussi proche. Toutes les autres, Adrienne, Aude; Isolde et les passagères, il s'en était toujours senti séparé. Des étrangères qu'il voyait comme à travers un mur de verre. Elles remuaient, et parfois il s'aper¬cevait qu'elles existaient pour de bon, tout comme lui, et il se demandait alors de quel droit cette femme remuait chez lui. Mais Ariane était sa proche, sa sym¬pathique, sa naïve. Il aimait la regarder à la dérobée, tâchait de lui cacher sa tendresse, ce délit de lèse-pas¬sion. Que de fois il avait réprimé son envie de la prendre dans ses bras et de l'embrasser fort sur les joues, vingt fois sur les joues, sur les joues seulement. Tout d'elle était charmant, même lorsqu'elle était idiote.


Après un silence, elle parla d'un couple pittoresque remarqué dans l'autocar de Cannes, en décrivit le physique, en rapporta les réflexions. Il fit le compréhensif, se força à sourire. Comme d'habitude, la mal.heureuse tâchait d'être spirituelle et intéressante. Elle avait bien observé, d'ailleurs. Affamés d'autrui, les laissés pour compte étaient bons observateurs. Ces deux inconnus de l'autocar, c'était tout le butin du dehors qu'elle pouvait lui rapporter. De nouveau, silence.


Assis dans son lit, le plateau amical devant lui, il sourit. Bonne odeur, ces oeufs au jambon. Trois petits amis. Voilà, lui aussi a son petit déjeuner, et plus copieux que celui des veinards. Oui, mais pour les veinards, ce repas matinal est un prélude à la vie de dehors, fournit des calories pour l'action parmi des semblables. Tandis que pour lui, c'est un but de vie un petit absolu, dix minutes de bonheur solitaire et pâteux. Il déplie le Temps, donne audience au dehors, tout en s'adonnant à la volupté triste de la nourriture. Il sait que dans un an, ou plus tard, ou plus tôt, ce sera le suicide, et pourtant il mange tranquillement ses croissants, avec beaucoup de beurre et de marmelade. Dommage qu'il n'y ait pas le pot d'origine de la mar¬melade, avec l'officier écossais de l'étiquette. C'est intéressant de regarder l'image de l'étiquette tout en mangeant, ça tient compagnie.


La devanture d'un photographe. Il s'arrête pour voir des visages en état de douceur, sans la méchanceté de tous les jours. Quand les gens posent pour une photographie, ils sourient, ils sont bons, leur âme est endimanchée. C'est agréable de les regarder, on a le meilleur d'eux.


En réalité, 1a peur de la mort leur a donné une colique de cerveau, ils en ont adoré la diarrhée.


soudain une pitié me vient pour les méchancetés les servilités de cette bande de gorilles habillés en hommes mais pleins de canines pauvres petits ils ont peur car ceci est un monde dan¬gereux un monde de nature où il faut dévorer ou flat¬ter les dévoreurs avoir de l'argent des situations des relations des protections leurs méchancetés leurs ser¬vilités viennent de leur peur pauvres petits, esprit des¬tructeur disent-ils mais qu’y puis-je si tout est sans raison dans cet univers il n'y a rien dis-je avec la passion du croyant qu'y puis-je si je sais la misère des religions magies de peur et d'enfance car ils n'ont pas le courage de voir ne veulent pas voir qu'ils sont seuls qu'ils sont perdus qu'il n'y a rien nul but nulle survie et qu'y puis-je si Dieu n'est pas ce n'est pas ma faute et ce n'est pas faute de L'avoir aimé et attendu, mon Dieu que je nie tout le temps que j'aime tout le temps j'en suis fier affreusement et de longue ancienneté je suis Son prêtre et Son lévite et la soie à franges des synagogues en bouclier sur mon bras je proclame mon Dieu jour après jour malgré ma désespérée incroyance


c'est notre héroïsme désespéré que de ne vouloir pas être ce que nous sommes et c'est-à-dire des bêtes soumises aux règles de nature que de vouloir être ce que nous ne sommes pas et c'est-à-dire des hommes et tout cela pour rien car il n'y a rien qui nous y oblige car il n'y a rien car l'univers n'est pas gouverné et ne recèle nul sens que son existence stupide sous l'oeil morne du néant et en vérité c'est notre grandeur que cette obéissance à la Loi que rien ne justifie et ne sanctionne que notre volonté folle et sans espoir et sans rétribution


— Oui c'est la solution feindre la folie feindre qu'elle est la reine ma mère et moi le roi son fils le roi avec la couronne de la naine Rachel ma naine chérie elle me l'a donnée le jour du carrosse dans la cave elle a voulu que j'emporte la couronne de carton cabossée aux fausses pierres de la fête des Sorts la fête de la reine Esther bénie soit-elle oui avec ma cou¬ronne parfois je loucherai je ferai des grimaces pour faire vrai pour la convaincre que je suis fou mais tout de suite après un bon sourire pour la rassurer oui ainsi fou et fils je pourrai l'aimer à fond sans avoir à faire l'amant le jeu animal de l'amant sans avoir à la cogner tamponner percuter emboutir oui exempté de devoir la dominer asservir par les télescopages des deux pauvres viandes en sueur oui libéré de la passion sans avoir à l'humilier sans humilier la pauvrette un fils n'a pas à coucher un fils n'a qu'à chérir oh chérir je m'en charge ô merveille plus besoin de m'évertuer à faire de chaque jour un premier jour d'amour un fils n'a pas à vomir des flammes ô merveille plus besoin de faire du prestige plus besoin d'être l'amant impres¬sionnant à regards filtrés plus besoin de faire le téné¬breux le lointain ô merveille plus de farouches baisers à langueries où les deux partenaires font des têtes si crétines qu'ils mourraient de rire ou de honte s'ils pouvaient voir leurs expressions canines ô chérie ché¬rie pouvoir enfin être tendre sans danger sans crainte que tu ne trouves monotone ma tendresse sans crainte que tu n'y voies un signe de faiblesse de cette fai¬blesse qu'elles méprisent folles adoratrices de la gorillerie et puis chérie tu pourras être enrhumée autant que tu voudras tu pourras borborygmer à coeur joie borborygmer tout ton soûl borborygmer à t'en rassasier une mère éternuante mouchante borboryg¬mante ou même de forte haleine on l'adore tout autant oui tout autant et même davantage si elle éternue gen¬timent ou bien feindre plutôt une folie père et fille non fils et mère c'est mieux la mère n'abandonne jamais son fils tandis que la fille finit toujours par filer avec un gorille emportée dans les longs bras velus du gorille et elle n'aime plus son père et le jour du mariage elle lui crache au visage elle lui crie raca et que tu crèves et en effet elle attend l'héritage et puis fils je pourrai la servir l'honorer la respecter me manque tellement oui la respecter oui fils fils à jamais ô merveille ne plus s'ennuyer avec elle l'aider en tout un fou a le droit oui balayer ensemble faire la cuisine ensemble la faire en causant de sel de poivre d'ail oui même d'ail la cui¬sine ensemble gentiment en amis ô merveille être deux amis et même deux amies un peu ô merveille aller ensemble au marché de Saint-Raphaël un fou a le droit d'aller au marché avec sa mère sa jolie mère oui je porterai le filet des provisions oui une fois si elle est fatiguée je lui dirai que bien que roi j'irai seul faire les courses alors pour ne pas contrarier le fou elle acceptera et aussi si elle est fatiguée elle me lais¬sera balayer tout seul je l'exigerai car tel est mon bon plaisir madame mais je balayerai en roi toujours avec ma couronne ma couronne de carton un peu penchée de côté pour faire roi toqué mais gentil oui pendant qu'elle prendra son bain moi le roi et fils je lui ferai la surprise de faire les lits oui voilà vite les lits et bien faits avec le truc de dessus bien tiré une surprise pour la reine mère alors pour me récompenser de la sur¬prise elle m'embrassera ô merveille enfin s'embrasser sur les joues sur les deux joues s'embrasser tout le temps sans craindre la satiété sans craindre la perte de prestige et plus besoin de faire le salaud de cher méchant pour lui plaire pour la désennuyer oui dès demain fils et mère à jamais et assez d'entreprises muqueuses et hors d'ici l'homme le bestial l'affreux le père avec qui elle m'a trompé a trompé son fils je lui demanderai si elle m'aime davantage si elle aime davantage son fils que l'homme qui a claqué elle me dira que oui je lui dirai de commander un trône doré pour moi à Cannes moi toujours digne royal royale¬ment trônant quand elle frappera à la porte je lui dirai qu'à la cour du roi on doit gratter à la porte comme chez Louis XIV quand elle entrera je lui ordonnerai de faire la révérence certes madame vous êtes ma mère mais vous êtes aussi ma sujette allons madame les trois révérences devant votre roi aussitôt après je me lèverai et à ma dame mère je ferai à mon tour les trois révérences comme il se doit en fils aimant en fils fou oui que m'importe de vivre en fou jusqu'à ma mort si je peux enfin l'aimer dans la vérité ô mon amour je vais pouvoir t'aimer de l'amour qui ne périt point.


Allons, Ariane, laisse-moi t'estimer, avoue la vérité ! Tu as été sa maîtresse, tu le sais, et je le sais !
Il avait parlé si rapidement qu'elle n'avait pas tout compris, ce qui la persuada de la justesse du raison¬nement. D'ailleurs, il avait parlé avec tant de certi¬tude. Du moment qu'il le savait, autant avouer.
— Oui, souffla-t-elle, la tête baissée.
— Oui quoi ?
— Ce que tu as dit.
— Sa maîtresse?
Elle fit signe que oui. Épouvanté, il ferma les yeux, s'aperçut que c'était maintenant seulement qu'il le croyait. Un homme de poils et d'organes sur sa bien-aimée !


— J'ai eu tort de ne lui avoir pas avoué, mais j'avais peur de lui faire de la peine. C'est mon seul tort. De tout le reste, je n'ai pas à rougir. Mon mari était un pauvre être. J'ai rencontré un homme qui avait une âme, lui, une âme !
— De combien de centimètres?